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« Wilfred R.

Bion » de Elsa Schmid-Kitsikis


Angela Goyena, Florence Leclerc
Dans Revue française de psychanalyse 2001/5 (Vol. 65), pages 1727 à 1736
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 2130519067
DOI 10.3917/rfp.655.1727
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 09/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.149.61.20)

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« Wilfred R. Bion »
de Elsa Schmid-Kitsikis1

Angela GOYENA
Florence LECLERC
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Est-il possible de résumer en une centaine de pages petit format une exis-
tence aussi riche et une œuvre aussi complexe que celles de Wilfred R. Bion
(1897-1979) ? Poser la question, c’est mesurer l’ampleur de la tâche à laquelle
s’est attachée Elsa Schmid-Kitsikis dans son Wilfred R. Bion publié aux Édi-
tions PUF.
Pour introduire son travail Elsa Schmid-Kitsikis résume brièvement sous
l’intitulé « Une vie d’expérience émotionnelle » les œuvres autobiographiques :
The Long Week-End : 1897-1919 et All My Sins Remembered. Elle retrace la
vie de Bion, ses origines et son enfance aux Indes jusqu’à l’âge de 8 ans, puis
son passage douloureux en Angleterre. C’est alors que s’ouvre pour le jeune
Bion une longue épreuve de souffrance et de frustration loin des siens.
En janvier 1916, quelques mois après sa sortie du lycée privé, Wilfred
Bion rejoint les rangs des forces armées. Elsa Schmid-Kitsikis donne une idée
très forte des expériences effrayantes et traumatisantes auxquelles Bion a eu à
faire face pendant la Grande Guerre, des situations de danger de mort phy-
sique et psychique2.
C’est en 1934 qu’il commence sa formation de psychanalyste et sa pra-
tique en libéral qui furent interrompues par l’éclatement de la Deuxième
Guerre mondiale et il se retrouve sous les drapeaux en 1940 : il occupe un
poste de psychiatre de secteur. À cette époque Bion commence son travail sur

1. E. Schmid-Kitsikis, Wilfred R. Bion, Paris, PUF , coll. « Psychanalystes d’aujourd’hui », 1999.


2. Depuis la parution du livre d’Elsa Schmid-Kitsikis, vient d’être édité en français le livre de
Bion Mémoires de guerre, Éditions du Hublot, 1999, ouvrage très émouvant notamment dans la des-
cription de la bataille d’Amiens, écrit quarante ans après l’événement et contemporain de la période la
plus créative de Bion.
Rev. franç. Psychanal., 5/2001
1728 Angela Goyena, Florence Leclerc

la psychologie des petits groupes. En 1945 Bion, qui avait auparavant fait une
analyse avec J. Rickmann, commence une analyse avec Melanie Klein, en
même temps qu’il reprend sa formation de psychanalyste.
Entre 1962 et 1965 Bion préside la Société britannique de psychanalyse.
Cependant, en 1968 il décide de s’installer en Californie où il passera les der-
nières années de sa vie. Il rentre en Angleterre en août 1979 et frappé par une
grave maladie, il décède le 8 novembre 1979.
Dans l’analyse que fait Elsa Schmid-Kitsikis de l’œuvre de Bion, sous le
titre « Une œuvre de pensée », elle décrit : les phénomènes de groupe, le fonc-
tionnement psychotique, les fondements d’une théorie de la pensée et le déve-
loppement de la fonction alpha, la rencontre avec la réalité psychique de l’objet
et l’importance du travail d’abstraction. Nous avons choisi de répartir ces élé-
ments sous trois grands thèmes : le premier thème est consacré aux phénomènes
de groupe. Le deuxième s’attache à décrire la théorie de la pensée et la fonction
alpha. Enfin le troisième aborde la frustration et la capacité de penser.
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LES PHÉNOMÈNES DE GROUPE

Elsa Schmid-Kitsikis souligne l’importance de la notion de groupe chez


Bion telle qu’il l’a définie dans Recherche sur les petits groupes (1961) et pré-
sente quelques-unes des hypothèses sur les groupes formulées par Bion tout
au long de son œuvre. À partir des premiers phénomènes observés dans
l’étude du fonctionnement groupal, Bion introduit une terminologie spécifique
qui confère une certaine unité aux traits communs observés dans des expérien-
ces non identiques. Elsa Schmid-Kitsikis nous en présente les principaux ter-
mes : « mentalité de groupe », « hypothèse de base », « groupe à hypothèse de
base » et « groupe de travail ». Elle décrit une mentalité de groupe qui désigne
le fonctionnement psychique collectif et une soumission inconsciente des indi-
vidus dans le groupe à la volonté ou le désir unanime de ce dernier. Les
désirs, les opinions ou les pensées des individus peuvent viser à introduire des
nouveautés et ainsi être en conflit avec la mentalité du groupe qui, pour Elsa
Schmid-Kitsikis, se définit par « les angoisses de persécution qui font suite à
tout changement à caractère évolutif ».
Afin de donner plus de précision à la notion de « mentalité de groupe »
Bion introduit le concept « hypothèse de base » qui caractérise le fonctionne-
ment groupal. Il y a trois hypothèses de base : l’hypothèse de base de dépen-
dance (hbD), l’hypothèse de base d’attaque-fuite (hbAF) et l’hypothèse de
base de couplage (hbC). Ces hypothèses de base proviennent d’états émotion-
« Wilfred R. Bion » de Elsa Schmid-Kitsikis 1729

nels qui tendent à éviter la frustration associée à l’apprentissage par


l’expérience, lequel implique effort, douleur et contact avec la réalité. Au
groupe sous l’influence des hypothèses de base, Bion oppose le groupe de tra-
vail. Les membres de ce dernier reconnaissent le bien-fondé de l’apprentissage
par l’expérience et redoutent la dépendance que génère « la croyance de toute-
puissance et d’omniscience » démontrée par le groupe agissant selon les hypo-
thèses de base. La puissance des émotions provoquées par ces dernières
menace le nécessaire équilibre dans le groupe entre motions pulsionnelles et
jugement. Pour comprendre ces différents phénomènes, Bion postule un
« niveau protomental » de fonctionnement de l’esprit où les événements physi-
ques et psychologiques, non encore distincts, ne vont se différencier qu’au
cours de l’évolution de ce système protomental. Elsa Schmid-Kitsikis voit
dans ces considérations les sources théoriques de 1a théorie de la pensée déve-
loppée ultérieurement par Bion.
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UNE THÉORIE DE LA PENSÉE ET LA FONCTION ALPHA

Une seconde partie de l’analyse d’Elsa Schmid-Kitsikis est consacrée à


l’étude par Bion de l’appareil psychique, de la perturbation de celui-ci chez les
patients psychotiques, et de la naissance de la pensée.
Il est peu question des innovations cliniques des grands textes de
Réflexion faite1. Elsa Schmid-Kitsikis se concentre essentiellement sur le texte
de Bion de 1957, « Différenciation des personnalités psychotique et non psy-
chotique ». Á partir de ce texte, elle nous fait découvrir Bion s’appuyant sur
deux sources freudiennes, « Formulations sur les deux principes du cours des
événements psychiques », et « Névrose et psychose », qui décrivent un appa-
reil psychique devant s’adapter aux exigences du principe de réalité. Une
partie de l’appareil psychique a trait à la conscience et est attachée aux orga -
nes des sens qui permettent de faire l’expérience de la perception. Dans « For-
mulations sur les deux principes... » (1911), Bion relève les « fonctions » qui
instaurent une réponse au principe de réalité : la conscience des impressions
sensorielles, l’attention, la mémoire, le jugement et la pensée. Bion cite Freud
dans son article « Névrose et psychose » : « Dans la psychose, le même moi
qui se met au service du ça se retire d’une partie de la réalité » (RF, p. 54). Il

1. Comme Elsa Schmid-Kitsikis, nous employons les abréviations suivantes pour renvoyer aux
ouvrages de W. R. Bion cités dans ce texte : RF = Réflexion faite ; ASE = Aux sources de l’expérience ;
EP = Éléments de la psychanalyse ; TR = Transformations.
1730 Angela Goyena, Florence Leclerc

s’accorde à cette idée que chez le psychotique l’adaptation de l’appareil psy-


chique à la réalité échoue.
Elsa Schmid-Kitsikis met également en évidence les sources kleiniennes de
Bion sur la naissance de la pensée et les attaques contre la pensée. Le déploie-
ment de l’identification projective détruit toute forme de pensée. Les attaques
contre le sein sont responsables de la fragmentation. Le psychotique attaque,
par clivage et fragmentation, l’appareil psychique responsable de la prise de
conscience de la réalité interne et externe. Il expulse avec force les fragments
hors de sa personnalité, et les projette dans des objets externes. Les attaques
contre les liens entre les idéogrammes empêchent la formation de symboles.
Le psychotique dont les impressions sensorielles sont mutilées ne peut plus se
mouvoir dans un monde de rêves.
Après avoir rappelé l’article de 1962 « Une théorie de l’activité de
pensée » dans lequel Bion formule sa grande idée – il faut un appareil pour
penser les pensées – Elsa Schmid-Kitsikis passe, dans son chapitre « Émotion,
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expérience, connaissance », à l’examen de la fonction alpha. Dès le début de
Aux sources de l’expérience Bion nous donne l’explication de son choix du
terme « fonction » tiré des mathématiques. C’est l’équivalent de la variable
des mathématiques, une inconnue qui ne doit pas être prématurément chargée
de sens. Une fonction résulte de l’activité conjointe de différents facteurs,
comme on le verra plus loin.
Outre ce qu’il emprunte aux mathématiques, Bion puise aussi chez Freud
et revient à nouveau sur « Formulations sur les deux principes... » (1911). Il
reprend une citation de Freud sur le rôle de la réalité extérieure :
« L’importance accrue de la réalité extérieure augmente elle-même l’im-
portance des organes des sens tournés vers le monde extérieur et de la cons-
cience qui y est rattachée ; celle-ci apprend à comprendre, au-delà des seules
qualités de plaisir et de déplaisir, jusqu’ici seules intéressantes, les qualités sen-
sorielles » (ASE, p. 22).
Bion relève en outre dans « Formulations sur les deux principes... »
(1911) la notion d’activité d’anticipation que Freud désigne par « l’attention ».
« La notation », avec sa conséquence, « la mémoire », est aussi un facteur de
la fonction alpha. On verra plus tard que la fonction alpha convertit les
impressions des sens en éléments mnésiques susceptibles d’être emmagasinés
pour être ensuite utilisés dans les pensées du rêve et la pensée vigile
inconsciente.
Elsa Schmid-Kitsikis reprend les concepts kleiniens qui ont servi
d’inspiration à Bion pour la description de la fonction alpha : les concepts de
clivage et d’identification projective, le passage vice versa de la position
schizo-paranoïde à la position dépressive, la formation de symboles, et – tiré
« Wilfred R. Bion » de Elsa Schmid-Kitsikis 1731

des travaux de Bion – le concept de pensée verbale. De là, se dégage sa théorie


de la fonction alpha.
À propos du rêve et de la fonction alpha, Bion indique clairement que ce
qui concerne la fonction alpha sont les perceptions de l’expérience émotion -
nelle et les impressions des sens, et que le rôle de la fonction alpha est de per-
mettre de les élaborer. La fonction alpha engendre des éléments alpha qui
sont engrangés, mis en mémoire et déterminent les pensées du rêve.
Si la fonction alpha est inefficace, il y a un défaut d’enregistrement et de
notation de l’expérience, il n’y a pas de transformation des émotions. Les
émotions et les impressions des sens subsistent sans changement. Ce sont les
éléments bêta qui n’ont d’autre destin que d’être évacués par identification
projective. Ces éléments bruts et improductifs de l’expérience sont des faits
non digérés, des faits non symbolisés, décisifs dans les acting out. Bion ajoute :
« Si le patient ne peut pas transformer son expérience émotionnelle en élé-
ments alpha, il ne peut pas rêver » (ASE, p. 25). Geneviève Haag dans son
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introduction au livre de D. Meltzer et coll. Explorations dans le monde de
l’autisme, souligne que la fonction alpha est « une certaine organisation-
cohésion interne de la consensualité réunie dans et par la rêverie maternelle
organisant les premières perceptions en même temps que les premières émo-
tions, éliminant de ce fait la multiplicité des stimuli dispersant et diminuant le
recours autistique à l’agrippement ». Elle insiste particulièrement sur le carac -
tère de transformation de la fonction alpha.
La fonction alpha est à l’origine de la rêverie diurne. Bion écrit ainsi :
« ... l’homme doit “rêver” l’expérience émotionnelle en cours, aussi bien durant
son sommeil qu’à l’état de veille (...) la fonction alpha de l’homme, dans le som -
meil ou à l’état de veille, transforme les impressions des sens liées à une expé-
rience émotionnelle en éléments alpha qui s’assemblent à mesure qu’ils prolifè-
rent pour former la barrière de contact. Cette barrière de contact (...) marque le
point de contact et de séparation entre les éléments conscients et les éléments
inconscients et est à l’origine de leur distinction » (ASE, p. 34). L’intérêt de la
barrière de contact due à la fonction alpha est de permettre de différencier le
conscient de l’inconscient ce qui précisément manque chez le psychotique.

LA FRUSTRATION ET LA CAPACITÉ DE PENSER

C’est à partir de l’article de Freud : « Formulations sur les deux princi-


pes... » (1911), que Bion développe ses idées sur les notions d’intolérance ou
de tolérance à la frustration comme un élément fondamental dans le processus
1732 Angela Goyena, Florence Leclerc

de la formation des pensées. En appliquant le paradigme de la relation


mère/bébé à la relation analyste/analysant, Bion pense que dans les deux
situations, face à la frustration, la personnalité est placée devant une alterna-
tive. Selon lui, « Le choix qui retient l’attention du psychanalyste est celui qui
se fait entre les procédés visant à fuir la frustration et ceux visant à la modifier.
C’est là la décision critique » (ASE, p. 46). Bion propose le mécanisme
d’identification projective qui permettrait de « décharger la psyché d’un
accroissement d’excitations » et qui serait à l’origine de « l’activité que nous
appelons “pensée” » (ASE, p. 47). Cette forme normale d’identification projec-
tive constitue le premier mode de relation et de communication entre la mère
et son bébé. Ce dernier projette ses émotions brutes, non élaborées, à
l’intérieur du sein, première représentation de la mère. Celle-ci se trouve dans
un état de réceptivité particulière conceptualisé par Bion comme « capacité de
rêverie de la mère ». Le nourrisson intériorise de bonnes expériences répétées
de sa relation avec sa mère et Bion suppose « qu’il existe dans la réalité un
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sein psychosomatique et chez le nourrisson, correspondant à ce sein, un canal
alimentaire psychosomatique. Ce sein est un objet dont le nourrisson a besoin
pour s’approvisionner en lait et en bons objets internes » (ASE, p. 50). Cepen-
dant, comme l’indique Elsa Schmid-Kitsikis, Bion attribue au nourrisson non
pas la conscience de ce besoin mais « en revanche la conscience d’un besoin
non satisfait ». Le nourrisson se sent frustré pourvu que chez lui il existe une
capacité suffisante à supporter la frustration. Bion ajoute que « le besoin d’un
sein est un sentiment et ce sentiment est lui-même un mauvais sein ; le nour-
risson n’éprouve pas le désir d’un bon sein, mais il éprouve par contre le désir
d’en évacuer un mauvais » (ASE, p. 51). De plus, « l’assimilation de la nourri-
ture peut fort bien se confondre avec l’évacuation d’un mauvais sein ». Bion
pense que : « Tôt ou tard, le sein “désiré” est ressenti comme une “idée d’un
sein manquant” et non plus comme un mauvais sein présent » (ASE, p. 51).
L’hypothèse de Bion est que la capacité de former des pensées dépendra
de la capacité du nourrisson à tolérer la frustration. S’il a cette capacité « le
mauvais sein » devient une pensée, et il se développe un appareil à penser. En
revanche, l’intolérance à la frustration a pour conséquence que le petit enfant
tend à fuir celle-ci au lieu de la modifier, alors ce qui devrait être une pensée
demeure tel un mauvais objet comparé par Bion à la « chose en-soi », et ne
sert qu’à être expulsé.
La théorie de la pensée de Bion est aussi une théorie de la connaissance,
de l’apprentissage par l’expérience. Elsa Schmid-Kitsikis souligne le fait que
pour Bion « la connaissance constitue un problème central de la psychana-
lyse ». L’hypothèse de Bion est que toute connaissance tire son origine
d’expériences primitives d’un caractère émotionnel en rapport avec l’absence
« Wilfred R. Bion » de Elsa Schmid-Kitsikis 1733

de l’objet. Pour chaque personnalité, le développement de la connaissance de


soi-même et, en prolongement, l’acquisition d’autres connaissances découlent
de la capacité à supporter ou non la frustration intrinsèque à l’expérience que
Bion appelle le lien C. Bion propose le mot « lien » pour décrire une expé -
rience émotionnelle qu’on « ne peut concevoir » (...) « isolément d’une rela-
tion » (ASE, p. 60). Il choisit trois émotions de base : l’amour (A), la
haine (H) et la connaissance (C), comme inhérentes au lien entre deux objets.
Comme le souligne André Green dans Le travail du négatif (1993), « L’amour
et la haine ont toujours été reconnus (...) comme occupant une place de pre-
mier rang dans les différents contextes des théories qui se sont succédé en psy-
chanalyse. Mais jamais avant Bion aucun psychanalyste n’avait pensé à leur
adjoindre un troisième terme, la connaissance, la réunion des trois constituant
un ensemble cohérent et nécessaire » (p. 18). Green voit une similitude d’ins-
piration (p. 21) entre sa conception du négatif et l’idée de Bion d’une
« connaissance négative ». Dans Plaidoyer pour une certaine anormalité (1978),
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Joyce McDougall souligne dans les structures perverses l’aspect – C de Bion.
Dans le modèle de Bion de contenant/contenu, nous avons vu que lorsque le
lien C est opérationnel, l’interaction mène à la croissance psychique mutuelle. En
revanche en cas de défaillance du lien C, il existe un état émotionnel où tous les
facteurs de C se trouvent inversés, et le lien – C remplace le lien C. Du point de
vu émotionnel les facteurs – C sont l’envie et l’avidité et en termes de contenant-
contenu ils constituent une relation de dépouillement et de destruction récipro-
ques. Lorsque le lien – C est présent la personnalité cède aux émotions persécu -
trices et ni découverte ni croissance psychique ne sont possibles.
Comme Elsa Schmid-Kitsikis le souligne à propos de « la grille » et de
Transformations les mythes contribuent selon Bion à la croissance psychique.
À propos du mythe d’Œdipe, il considère « la situation œdipienne comme un
contenu des pensées » et « les pensées et l’activité de pensée » (...) « comme
faisant partie du contenu de la situation œdipienne » (EP, p. 48). À partir
d’un autre vertex, mais tout en tenant compte des découvertes de Freud, Bion
fait ressortir des éléments qui n’ont pas été mis en valeur par ce dernier. Sans
pour autant exclure son importance, il place le composant sexuel à la péri-
phérie et voit la faute centrale dans l’arrogance avec laquelle Œdipe recherche
la vérité à tout prix. Des éléments communs avec le mythe d’Œdipe peuvent
être trouvés dans les mythes du Jardin d’Éden et de la Tour de Babel, et dans
l’hypothèse que propose Bion d’un « mythe oedipien privé », formé par des
éléments alpha qui constituent une part essentielle de l’appareil d’appren-
tissage au stade initial du développement.
Sous le titre « Observation, abstraction, quête d’absolu » Elsa Schmid-
Kitsikis résume Transformations (1965), « la grille », développée dans Élé -
1734 Angela Goyena, Florence Leclerc

ments de la psychanalyse et dans deux autres textes, et les « Commentaires »


de Réflexion faite (1967). Elle cite également Attention et interprétation (1970)
sans le résumer.
Transformations est le troisième des ouvrages qui marquent la construc-
tion du système théorique de Bion après Aux sources de l’expérience et Élé -
ments. Bion parle de la transformation d’une manière poétique et imagée. Il
fait référence à un champ de coquelicots et il dit que le psychanalyste fait une
expérience analogue à celle du peintre. C’est comme si le psychanalyste liait
dans son esprit le paysage, les pigments et l’huile sur la toile pour en faire une
expérience communicable. C’est ainsi que Bion définit la transformation, le
changement de forme, en insistant sur le lien des éléments constamment
conjoints et sur l’expérience émotionnelle. Bion distingue un état initial O et
un produit final : le résultat de la transformation. La transformation se pro-
duit également chez le patient et chez l’analyste. Il y ajoute le concept
d’invariant, qui permet de retrouver l’aspect inchangé de la transformation.
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En se rapportant à la géométrie projective, Bion décrit deux types de
transformations. Dans les premières, les transformations à mouvement rigide,
qui sont le propre de la névrose, il n’y a qu’une petite déformation. Les inva-
riants peuvent être découverts clairement. La relation à O se constitue de
façon aisée. Pour décoder les secondes, les transformations projectives, il faut
s’attendre à ce que les paroles, produits de transformations différentes de cel-
les qui sont habituelles, véhiculent un ressenti émotionnel où les concepts
d’espace et de temps n’ont pas leur place.
Bion ajoute un troisième type de transformation de O, la transformation
en hallucinose. La situation est plus difficile car l’analyste n’a même pas accès
au produit final. Le patient est convaincu que ses productions sont dues à son
habileté à créer un monde qui lui permet de ne pas avoir à endurer la douleur
de la frustration. Il éprouve une impression de liberté à l’égard des limitations
venant de la réalité car pour lui, la réalité est la transformation dans
l’hallucinose. Dans l’hallucinose, transformer veut dire accomplir des trans-
formations de O « chose en soi » dans un environnement qui n’est pas celui de
la transformation verbale ou symbolique.
À ces trois modèles de transformation de O qui se rapportent au savoir
sur O, Bion ajoute la transformation dans O. Il s’agit de devenir O, de parvenir
à ce que l’on est. La transformation sera souvent repoussée car elle menace la
mégalomanie du patient. À côté de ses théorisations, Bion admet aussi que
« lorsqu’il pensait avoir saisi ce que le patient voulait dire c’était souvent au
terme d’une expérience plus esthétique que scientifique » (TR, p. 63).
Elsa Schmid-Kitsikis a clairement mentionné les différents types de trans-
formations, elle a éclairci le concept d’invariant, et elle a analysé les nuances de
« Wilfred R. Bion » de Elsa Schmid-Kitsikis 1735

la définition de O. On peut cependant regretter l’absence d’élaboration plus


complète du concept fondamental le changement catastrophique, et de la diffé-
rence entre ce concept et l’idée de vécu catastrophique. Or, c’est précisément
dans Transformations (p. 14) que Bion a élaboré ce concept. Comme le souligne
J. L. Goyena, « C’est en 1965, dans son livre Transformations que la catas-
trophe se trouve couplée à l’idée de changement. (...). Ce changement que Bion
compare à une explosion transforme le moment précatastrophique (dominé par
l’identification projective et l’absence d’émotions) en un moment postcatastro-
phique (riche en émotions). Cette idée donnera sa tonalité future au concept : le
changement catastrophique est associé à une transfòrmation. »1
Florence Guignard nous rappelle que Bion appelle « changement catas -
trophique » toute transformation du mode d’approche de la réalité susceptible
de produire une véritable croissance psychique, dans le sens où le sujet ne se
contente plus de connaissances à propos de son fonctionnement psychique, mais
où il accepte de se laisser transformer par l’expérience émotionnelle pour être
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lui-même sa propre vérité2.
Abordant ensuite la grille, Elsa Schmid-Kitsikis donne des indications inté-
ressantes sur les trois versions qui en ont été données par Bion. La colonne 2, ou
la colonne des faux énoncés, a été conçue par Bion pour fournir une série de caté-
gories considérées comme fausses aussi bien par l’analysant que par l’analyste.
Maintenant on l’interprète plutôt comme représentant des mensonges par résis -
tance au changement catastrophique. On se reportera sur ce point au remar-
quable article de James Gammill « Sur la notion de contre-vérité psychique chez
l’enfant et l’adolescent »3. L’analyse de l’œuvre de Bion par Elsa Schmid-Kitsikis
se termine par un développement intitulé « Vers une quête d’absolu » dont le
mérite est d’attirer notre attention sur les « commentaires » de Réflexion faite,
1967, qui contiennent des passages très intéressants concernant la mémoire, le
désir, et la communion avec O concernant le fait de devenir soi-même.

CONCLUSION

On ne peut que louer l’ampleur du travail effectué par Elsa Schmid-


Kitsikis. En effet, elle a su résumer de manière concise l’ensemble de l’œuvre
de Bion. Vu l’importance de celle-ci, vu la difficulté de sa lecture, la com-

1. J. L. Goyena, Nouvelles idées, nouvelles théories et changement catastrophique, W. R. Bion,


une théorie pour l’avenir, Paris, Éd. Métailié, 1991, p. 93-105.
2. F. Guignard, Épître à l’objet, Paris, PUF , 1997, p. 91.
3. Publié dans Avancées métapsychologigues. L’enfant, la famille, Journées psychanalytiques 1989
de l’Institut Édouard-Claparède, APSYGÉE, 1991.
1736 Angela Goyena, Florence Leclerc

plexité de la pensée et du style, et l’obscurité de nombreux passages, cela


représente un véritable tour de force. L’auteur retrace bien l’évolution de la
pensée de Bion et comment à chaque étape du parcours de celui-ci correspond
une nouvelle idée.
Elsa Schmid-Kitsikis a ajouté des documents (textes, photos et lettres) qui
sont bien choisis. Le choix des textes est excellent et susceptible de stimuler la
curiosité du lecteur et le désir de celui-ci d’en lire plus. Elle a défini de
manière très juste le rôle de Freud et celui de Melanie Klein dans l’œuvre de
Bion, tout en mettant en lumière la créativité personnelle de ce dernier et son
originalité.
Toutefois, en ce qui concerne les auteurs qu’Elsa Schmid-Kitsikis utilise
pour expliquer l’œuvre de Bion, si les auteurs français et anglais sont globale-
ment bien représentés, on peut regretter l’absence de Frances Tustin qui, par
ses recherches sur l’autisme et son style très imagé, a contribué à la diffusion
des idées de Bion ainsi que celle de deux auteurs argentins, Leon Grinberg et
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 09/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.149.61.20)

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Salomon Resnik qui ont beaucoup fait pour développer et faire connaître
l’œuvre de Bion.
Elsa Schmid-Kitsikis ne parvient pas toujours à éviter des confusions.
Cela est probablement dû à l’extrême complexité de certains textes de Bion.
Nous avons pu nous-mêmes nous rendre compte dans le cadre de notre travail
de groupe1 de la difficulté d’une telle recherche sur une œuvre au contenu si
riche, si multiple et si stimulant. Malgré ces quelques réserves, ce livre cons-
titue une excellente introduction à Bion. Les thèmes importants sont profon-
dément fouillés et discutés. Elsa Schmid-Kitsikis donne les idées clés de cette
œuvre et ce livre ne peut que donner envie de lire Bion.
Angela Goyena
5, rue des Écoles
75005 Paris

Florence Leclerc
26, av. de Lowendal
75015 Paris

1. Nous animons un groupe d’étude sur les idées psychanalytiques de Bion depuis 1992, dans le
cadre des activités scientifiques et d’enseignement de la Société psychanalytique de Paris.

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