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Les amis de Paul-Jacques Bonzon

Les Six compagnons de la Croix-Rousse » analyseur socio-économique et


culturel d’une époque. Débuts de la médiaculture.
Paul-Jacques Bonzon, instituteur et romancier pour la jeunesse

Yves Marion

10 pages

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« Les Six compagnons de la Croix-Rousse »
analyseur socio-économique et culturel d’une époque.
Débuts de la médiaculture.
Paul-Jacques Bonzon, instituteur et romancier pour la jeunesse

Lorsque, il y a maintenant une quinzaine d’années, je me suis intéressé à la littérature jeunesse et plus
particulièrement à Paul-Jacques Bonzon, j’étais loin de m’imaginer qu’un jour je serais amené à parler
des Six compagnons de la Croix-Rousse de la sorte. L’introduction de la « série » chez Paul-Jacques
Bonzon ne doit rien au hasard. En 1961, l’auteur a déjà largement publié. Il est connu. Cela répond
davantage à une demande. La série, dans le droit fil du succès des séries anglo-américaines correspond à
des impératifs imposés par les maisons d’édition. C’est confirmé par le succès immédiatement rencontré
par Les six compagnons.

Paul-Jacques Bonzon, le « Siménon des enfants »

Pour mieux comprendre le phénomène, il importe d’abord de


mieux connaître l’auteur. Je me propose donc de présenter ce
romancier, celui qu’on a parfois appelé le « Simenon des
enfants ».

Mais auparavant, il me faut succinctement expliquer comment et


pourquoi je me suis intéressé à Paul-Jacques Bonzon, et avec
quelle légitimité. Amené à visiter une école primaire dans le cadre
de mes fonctions professionnelles, je découvre, en arrivant, des
ouvrages de Bonzon mis à la poubelle et destinés au pilon. Cela
opéra comme un déclencheur d’autant que j’ai personnellement
connu le romancier. Quand il venait voir sa mère, à Barneville-
sur-Mer, dans la Manche, il venait aussi voir sa tante, Alice
Bonzon, chez qui, enfant, je passais régulièrement mes vacances.
La dernière fois que j’ai eu le bonheur de rencontrer Paul-Jacques
« Les Six compagnons », dessin Bonzon, j’avais 20 ans. C’était à Caen, chez des cousins
original communs lors d’une réunion de famille. Evidemment, cela ne
de Franck Chantelouve
pour saurait suffire. Il faut d’autres raisons. J’ai toujours manifesté un
Les amis de Paul-Jacques Bonzon. intérêt prononcé pour la littérature jeunesse dont Paul-Jacques
Bonzon est l’un des plus représentatifs de sa génération. Outre cet
intérêt, le contexte professionnel s’y prêtait particulièrement. Paul-Jacques Bonzon était instituteur. Il
avait été normalien. Je suis, aussi du « sérail ». J’étais inspecteur et formateur de maîtres, et en plus
originaire du même département. Je connaissais les ouvrages scolaires de lecture suivie qu’il avait publiés
1
chez Delagrave. Cela peut suffire mais une autre raison tient à ma propre formation. J’ai fait mes études
à l’université de Caen, en sciences de l’éducation, sous l’égide de Gaston Mialaret de qui je tiens cet
intérêt pour l’éducation et le goût de la recherche.

Tout cela pour dire que c’est en chercheur que j’ai abordé la question avec une hypothèse sous-jacente :
dans les romans de Paul-Jacques Bonzon destinés aux jeunes, on devait retrouver les valeurs éducatives
essentielles inhérentes au métier d’instituteur. Autrement dit, pour mieux comprendre Paul-Jacques
Bonzon, il fallait mettre en évidence les relations qui existaient entre le professionnel de l’enseignement
qu’il était et l’écrivain. Dès lors, je devais mettre de côté les aspects proprement personnels d’une
biographie pour ne retenir que les aspects professionnels. En la circonstance, c’est l’œuvre qui nous
intéresse, l’œuvre dans son époque, portée par un écrivain-instituteur. Il s’agissait d’une véritable
recherche avec ses principes, ses méthodes et ses règles habituelles. Cette posture m’a amené à privilégier
les sources en consultant les archives départementales et surtout celles des éditions Hachette, déposées à
l’Institut mémoire de l’édition contemporaine (IMEC) situé à Caen1. Cela a donné lieu à un ouvrage
publié en 20082.

La piste que je propose va nous conduire successivement des origines du romancier à sa carrière
d’instituteur, en passant par sa scolarité, sa formation, sa prise de fonction, sa carrière un temps
interrompue par la maladie, et nous permettre, ainsi, d’aborder la création de la série Les six compagnons
de la Croix-Rousse, en la replaçant à la fois dans son époque et dans l’ensemble de l’œuvre du romancier.

C’est dans le département de la Manche que Paul Bonzon est né. Il est né le 31 août 1908 à Saint-Marie-
du-Mont, une localité de la côte aussi connue sous le nom d’Utah Beach en souvenir du débarquement
allié de 1944. Le patronyme Bonzon n’est pas Normand. Le grand-père, François Alphonse, est du
Doubs. Après la guerre Franco-prussienne, en 1873, il est affecté à la brigade de gendarmes à cheval du
département de la Manche. En poste à Périers, il épouse alors une jeune fille originaire du lieu. Ainsi,
hormis la lignée patronymique, toutes les autres sont authentiquement normandes. Le couple aura 13
enfants. Le père du romancier, prénommé, Alphonse-Maxime est le quatrième. Il fait l’école des enfants
de troupe des Andelys et devient gendarme à Paris. Affecté à la gendarmerie de Palaiseau jusqu’en 1915,
un accident met brutalement fin à sa carrière militaire. Outre, le grand-père et le père, les oncles de Paul
Bonzon sont aussi militaires. La présence de gendarmes dans l’œuvre du romancier n’est sans doute pas
un hasard ! A sa retraite, en 1893, le grand-père accepte la fonction de garde-champêtre à Sainte-Marie-
du-Mont. C’est là que le père du romancier épouse Marie Constance Flaux, couturière de son état. C’est
là que va naître Paul, Alphonse, Jacques Bonzon. Paul est le prénom de son oncle, militaire, mort à
Saigon en 1900. Après la guerre, la famille s’installe à Saint-Lô, le chef-lieu du département de la
Manche. Le père a obtenu un poste de rédacteur au cabinet du préfet. A sa retraite, en 1929, la famille se
retire à Barneville-sur-Mer (aujourd’hui Barneville-Carteret), une petite station balnéaire sur la côte ouest
de la Manche.

1
IMEC, Abbaye d’Ardenne, 14280 Saint-Germain la Blanche-Herbe, tél. : 02 31 29 37 37 − fax. : 02 31 29 37 36.
2
Yves Marion, De la Manche à la Drôme, itinéraire de l’écrivain Paul-Jacques Bonzon, instituteur et romancier pour la
jeunesse, Marigny, éditions Eurocibles, 2008, 320 p.
2
En 1918, le jeune Paul a 10 ans. Après sa scolarité primaire dans la principale école publique de Saint-
Lô, il intègre, en 1921, l’école primaire supérieure de garçons. A l’issue de trois années, il réussit le
concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs en contractant l’engagement décennal réglementaire
cautionné par son père. Il est admis 9ème sur 18 et, précision utile pour la suite, non sans avoir subi
l’examen médical rendu obligatoire depuis l’année précédente en raison de la recrudescence de la
tuberculose. Lorsqu’il franchit le porche de cet établissement prestigieux le mardi 30 septembre 1924,
pour être élève-maître, c’est la première fois que le jeune Paul est pensionnaire. Or, la vie quotidienne à
l’école normale à cette époque est terriblement austère. Les locaux sont dans un état désastreux : peu
d’éclairage, pas d’eau, pas de chauffage, des murs qui s’écroulent, des dortoirs minables, un froid et une
humidité permanente. Sans parler de la qualité de la nourriture. Cette vie de pension est d’autant plus
difficile à accepter pour le jeune homme que sa famille habite à moins de cent mètres. Mais la pension
est obligatoire pour former de futurs maîtres destinés à instruire et éduquer les enfants du peuple dans les
principes et valeurs de la Troisième République. Paul est un garçon longiligne. Il mesure 1,71 m pour 57
Kg. Avec ses camarades, il se plaint des conditions de vie qui leur sont faites. C’est alors qu’une terrible
épidémie de tuberculose vient s’abattre sur l’école normale de Saint-Lô. Des élèves en décèdent.
Beaucoup sont atteints de ce que la médecine appelle pudiquement « bronchite chronique » afin de ne
pas entrainer l’éviction réglementaire d’une maladie réputée contagieuse. Paul n’y échappe pas. Lors de
l’année scolaire 1925-1926, il est remis à sa famille. Mais grâce au climat de Saint-Girons où les parents
se rendaient régulièrement, sa santé s’améliore. Il peut reprendre et terminer sa formation et l’année
suivante, à la rentrée 1927, Paul Bonzon se voit affecté comme instituteur stagiaire à l’école de Percy,
une petite bourgade peu éloignée de Saint-Lô. Après quelques mois d’activité, fatigué, épuisé, il doit
s’arrêter. En février 1928, il faut se rendre à l’évidence, il est malade. Il est atteint de tuberculose. Il va
rejoindre l’unique sanatorium des instituteurs et institutrices, ce long « théâtre de l’attente » comme le
dit Henri Pollès, pour « ceux que la vie avait un moment regardé de biais »3. Créé en 1906 à l’initiative
d’Alfred Leune, ce sanatorium est situé à Sainte-Feyre, dans le département de la Creuse, non loin de
Guéret. Il règne une ambiance très particulière dans cet établissement de soins. Il y a la maladie ; il y a
les malades avec leur thermomètre et leur crachoir individuels car on ne connait pas encore la pénicilline ;
il y a la mort qui rôde. Malgré l’angoisse qui étreint
chacun, on s’efforce de vivre dans la gaité. C’est une
vie riche d’échanges. On lit, on réfléchit, on peint, on
dessine, on y fait du théâtre et de la musique. Il y règne
une vie culturelle et intellectuelle intense. On y crée
une radio, « radio BK », ça ne s’invente pas ! On crée
une association, on publie une revue, que Paul-Jacques
Bonzon illustre. Le jeune maître restera ainsi en soins
durant cinq longues années et demie, à Saint-Feyre
d’abord puis à Saint-Jean-d’Aulph, non loin du lac de
Sanatorium de Sainte-Feyre. Coll. Yves Marion Genève. La santé rétablie, l’instituteur stagiaire est de
retour en 1933. Il passe le CAP et peut être enfin
titularisé. De cette période particulièrement difficile, les ouvrages du romancier, et particulièrement ceux

3
Henri Pollès, Les paralytiques volent, Paris, Coréa, 1934, 250 p.
3
de la série qui nous occupe, portent incontestablement la marque.

En 1935, il épouse une institutrice de la Drôme rencontrée au sanatorium de Sainte-Feyre. En vertu de la


loi Roustan permettant le rapprochement de conjoints et arguant l’un et l’autre du besoin d’un climat
propice à leur santé, c’est le mari qui obtient l’exeat de la Manche pour rejoindre la Drôme. Il est
successivement en poste, à Espeluche, un joli petit village non loin de Montélimar, puis, en 1937, à
Chabeuil, à l’est de Valence. En 1949, il est nommé à Saint-Laurent-en-Royans, dans le nord du
département. Enfin, en 1957, il rejoint le chef-lieu du département et prend sa retraite en 1961. C’est une
retraite anticipée car, né en 1908, il n’a pas 55 ans et au mieux il peut n’avancer que 34 années
d’ancienneté de service.

Voilà pour la carrière. Il n’y a pas lieu de s’y attarder davantage


sinon, pour signaler une certaine approche pédagogique
susceptible d’éclairer l’univers des Six compagnons. A Chabeuil,
en 1946, l’instituteur introduit, dans sa classe, les techniques
Freinet. Il fonde une coopérative scolaire, acquiert une
imprimerie et crée un journal scolaire qu’il intitule Sur les bords
de la Véore. Sans être adhérent du mouvement, l’instituteur
semble être un adepte de la pédagogie de Célestin Freinet qui,
comme lui, doit-on le rappeler avait été malade.

Journal imprimé à l’école de


Chabeuil, N° 1, décembre 1946.
Collection Henri Charre.

Matériel d’imprimerie Freinet. Coll. Yves Marion.

Les Six compagnons de la Croix-Rousse, une série à succès

1961 : c’est une date de transition. Précisément au moment où Paul-Jacques Bonzon fait valoir ses droits
à pension de retraite, les éditions Hachette publient le premier volume de ce qui va constituer la série des
Six Compagnons de la Croix-Rousse. Ce ne semble pas être une création spontanée. C’est plutôt une
réponse à une commande de l’éditeur. A cette époque l’instituteur Paul-Jacques Bonzon est déjà un auteur
4
confirmé. Bonzon ne commence à publier qu’en
1945. Auparavant, il réalisait des séries de cartes
postales qu’il proposait à la vente et publiait des
dessins à caractère humoristique notamment dans
la revue Pour l’effort, le bulletin de l’association
du sanatorium de Sainte-Feyre. Les trois premiers
ouvrages publiés sont essentiels pour se faire une
bonne idée de l’univers du romancier. Tout y est
déjà. J’en recommande fortement la lecture. Ce
sont, dans l’ordre : Loutsi-chien et ses jeunes
maîtres, publié chez Bourrelier en 1945, Delph le
Dessin de Paul-Jacques Bonzon, « Pour marin ou l’appel du large, que les éditions Sudel
l’effort », 1939, collection Yves Marion. - éditions des instituteurs – acceptent de publier
en 1947 et Le jongleur à l’étoile, publié en 1948
par les éditions Hachette dans la très belle et historique collection « La bibliothèque rose illustrée ». Puis
les publications s’enchaînent régulièrement. En 1957, Mon Vercors en feu, chez Sudel ; la même année,
Le Viking au bracelet d’argent par les éditions GP, dans la collection « Rouge et or ». Chez Hachette, en
1955, dans la collection concurrente, « Idéal-Bibliothèque », Les orphelins de Simitra lui valent le prix
Enfance du monde. C’est le début d’une consécration qui se confirme en 1958. Il se voit, cette année-là,
décerner le très estimable prix du Salon de l’enfance, attribué anonymement par un jury de jeunes
écolières de l’académie de Paris, pour l’Eventail de Séville, toujours édité chez Hachette mais cette fois
dans la collection « bibliothèque verte ». Paul-Jacques Bonzon est devenu une valeur sûre. Louis
Mirman, le directeur du département jeunesse, le veut dans son équipe d’auteurs.

Louis Mirman souhaite engager le département jeunesse des éditions Hachette dans la voie ouverte par
les éditeurs d’Outre-Atlantique en procédant au lancement de séries. Le succès qu’elles ont aussitôt
rencontré sur le territoire n’est assurément pas dû au fait hasard. Il suffit de consulter les archives de la
maison d’édition Hachette pour s’en convaincre, plus particulièrement les notes et la correspondance de
Louis Mirman. Ce dernier, né en 1916, professeur d’anglais, grand admirateur de la culture anglaise, a
très largement contribué à la traduction d’œuvres anglo-saxonnes pour le compte des bibliothèques verte
et rose. Il fait connaître le Club des Cinq, le Clan des Sept, Oui d’Enid Blyton, dont Hachette acquiert,
en 1955, auprès de l’éditeur londonien l’exclusivité des droits. Gros succès d’édition. Il traduit aussi les
Alice et autres séries américaines de Caroline Quine, nom de plume d’un collectif d’auteurs. Une note
retrouvée dans les archives Hachette analyse parfaitement le phénomène du succès rencontré par les
séries pourtant très largement méprisées, à cette époque, par la plupart des éducateurs. Devant le succès
rencontré, les responsables des éditions Hachette en viennent à se dire que plutôt que d’acquérir à prix
fort des droits de traduction, il serait intéressant d’inverser la donne. Ils établissent alors un cahier des
charges en définissant ce qui caractérise une série. Une note interne à la maison d’édition en propose la
définition suivante : « la notion de série repose sur deux principes simples : même auteur, même(s)
personnage(s) ». Une série, poursuit-t-elle, se caractérise essentiellement par ses invariants. Les jeunes
lecteurs aiment à retrouver au travers de la suite des ouvrages cette permanence qui signe l’identité d’une
série. Ce sont les personnages et leur ancrage ; c’est également l’intrigue et son déroulement. Sur cette
5
base, le lecteur n’a plus qu’à se laisser porter par l’aventure. Le succès ne cessera de croître. En 1966,
les séries publiées dans les trois collections, bibliothèque verte, bibliothèque rose et Idéal-bibliothèque
atteignent le nombre de quarante-cinq, vingt-cinq françaises, vingt étrangères. En 1965, les seules séries
Blyton ont couvert la moitié des ventes de la Bibliothèque rose, soit près de deux millions d’exemplaires.
Louis Mirman, directeur de collection, avait parfaitement conscience de l’intérêt qu’il y avait à engager
Hachette dans cette voie. Aussi, dès la fin des années cinquante, il s’adresse à ses auteurs en précisant ce
qu’il attend d’eux. Il s’agit bel et bien d’une commande.

Paul-Jacques Bonzon, répond favorablement à la demande exprimée par Louis Mirman et se met au
travail. Il n’en néglige pas pour autant l’écriture d’autres ouvrages : les Contes de l’hiver, La roulotte du
bonheur, livre de lecture suivie, et des romans comme La Croix d’or de Santa Anna, Le voyageur sans
visage ou encore J’irai à Nagazaki. C’est ainsi que le 14 septembre 1961 paraissent Les compagnons de
la Croix-Rousse. C’est le premier de la série. L’auteur a parfaitement intégré les consignes. Les
personnages créés répondent parfaitement aux critères de ce que j’ai appelé « un héros collectif ». Les
personnages sont typés autant par leurs aspects physiques que par leurs comportements voire leurs
caractéristiques psychologiques. Ils ne changent pas. Ils ne vieillissent pas, ou peu. Ils ont l’âge des élèves
que l’instituteur a pu observer dans sa classe. Ils ont entre douze et quatorze ans. Les témoignages
recueillis auprès d’anciens de l’école de Valence sont concordants : ce sont ses élèves. Paul-Jacques
Bonzon, instituteur, a souvent eu en charge, au cours de sa carrière, la classe des « grands ». Ces
personnages présentent justement cette stabilité dans la complémentarité qui fonde une identité collective
tout en permettant au lecteur de s’identifier à l’un ou l’autre de ces personnages. C’est ainsi que le groupe
est composé de six garçons, auquel il fait ajouter une fille et le chien Kafi. Lesquels prendront au fils des
ouvrages une place d’autant importante que les lecteurs et lectrices le demanderont. Car c’est aussi un
aspect original et non négligeable dans la compréhension du succès de la série que la politique d’échange
qui se met en place chez Hachette entre l’équipe éditoriale, l’auteur et les lecteurs. Il ne paraît pas utile
d’insister davantage sur les caractéristiques de ces personnages. Ils sont bien connus mais, pour les voir
autrement, il n’est pas sans intérêt de relire l’intégralité des ouvrages de Paul-Jacques Bonzon dans leur
édition originale.

Dans une série, en effet, les personnages sont importants, mais le choix du lieu ne l’est guère moins. Les
personnages sont issus de milieux modestes. C’est conforme à ce qu’on connait de l’auteur. Ce sont des
enfants des rues sans moyens financiers particuliers confirmant l’attrait que disait en avoir l’auteur. La
famille est peu présente, voire absente. Cela peut surprendre aujourd’hui mais cela correspondait assez
au goût des lecteurs de l’époque. Néanmoins en l’absence du cadre protecteur familial, l’implantation
bien identifiée se veut rassurante, c’est la « Croix-Rousse », le « Gros caillou », « le toit aux canuts » et
surtout « la caverne » aux vertus éminemment protectrices. C’est un lieu de ressourcement, un refuge,
un havre de sécurité. C’est là que se prennent les décisions importantes ou qu’on se retrouve dans les
moments délicats. Chez Paul-Jacques Bonzon, le choix des lieux n’est jamais anodin. Les témoignages
recueillis confrontés aux sources consultées confortent dans l’idée que le choix de Lyon, de ses quartiers,
comme celui du milieu, sont incontestablement liés à l’expérience personnelle et professionnelle de
l’auteur.

6
Revenons au titre dont on sait que le choix dernier revient en général à l’éditeur. A l’origine, l’auteur
avait proposé d’intituler ce premier de la série, Kafi et les compagnons de la Croix-Rousse. Le directeur
de la collection n’a retenu que la seconde partie. Cependant, quelques mois après sa sortie, Les
compagnons de la Croix-Rousse, deviennent Les six compagnons de la Croix-Rousse. Louis Mirman
s’en explique. Ce changement est dû à une erreur de calibrage. Initialement prévu à 25 000 exemplaires,
le stock est rapidement épuisé. Il faut procéder à un nouveau tirage. A l’occasion, le titre est modifié dans
le droit fil des titres des romans de l’anglaise Enid Blyton ou le nombre prend une part significative dans
le succès de la série, appelée familièrement La Cinq. Ainsi nait la série des Six compagnons.

« Les six compagnons de la Croix-Rousse », 1961, collection Yves Marion.

Perspectives pour une analyse du succès rencontré

Le cadre est situé, les personnages sont bien campés, tout est prêt pour les aventures. La règle est simple
disait volontiers l’auteur. Il suffit de mettre les personnages devant une situation a priori inextricable et
de laisser s’échafauder naturellement les tentatives d’explication jusqu’au dénouement de l’intrigue à la
manière du roman policier. La connaissance très fine de la psychologie des adolescents - de l’époque
doit-on préciser -fondée sur l’expérience et l’observation du maître d’école fait le reste. Cela parait
simple, mais révèle assurément une grande maîtrise. Le succès est rarement le fruit du hasard.

Un succès qui ne se démentira pas tout au long des 38 ouvrages de la série qui ont été publiés du vivant
de l’auteur. Paul-Jacques Bonzon décède, en effet, à Valence en 1978 laissant derrière lui une œuvre
considérable. Le nombre de titres publiés, les nombreuses rééditions, l’importance des tirages, les
traductions, adaptations et publications en langues étrangères, sont là pour l’attester. L’écrivain est un
travailleur acharné. Il confie d’ailleurs à Marc Soriano, que pour la seule année 1973, il estime le tirage
7
moyen annuel de la série Les six compagnons à quatre cent cinquante mille exemplaires. Impressionnant,
non ? Mais est-ce à cela que s’apprécie une série-culte ? C’est un indicateur, certainement, mais pas une
explication qui, sans doute, requiert d’autres analyses qui restent à faire.

Les six compagnons portent bien la marque d’un instituteur nourri des valeurs et principes transmis par
les écoles normales de l’entre-deux-guerres. Les aventures se déroulent avec cette marge de liberté
qu’offre un cadre sécurisant. N’est-ce pas là, les fondements mêmes de la pédagogie ? Cependant, à la
différence d’autres séries également fondées sur l’aventure, Paul-Jacques Bonzon situe toujours l’action
dans des cadres géographiques différents. Ainsi les lecteurs sont invités à parcourir aussi bien la France
que l’étranger, de la mer à la montagne, à côtoyer de multiples milieux tant sociaux qu’ethniques, à
s’intéresser aux aspects techniques et technologiques les plus divers depuis le fonctionnement des
montres jusqu’aux rudiments des centrales nucléaires. Chez Paul-Jacques Bonzon, romancier pour la
jeunesse, l’instituteur est toujours présent : toute lecture doit être instructive. C’est une préoccupation
permanente que l’on retrouve dans l’ensemble des ouvrages du romancier y compris dans les deux autres
séries publiées qui ont rencontré un égal succès : La famille HLM et Diabolo, le petit chat noir. Une
préoccupation que le romancier ne cessera de défendre à quoi Louis Mirman répondait : « oui, mais les
ouvrages que vous aimez sont ceux que je ne vends pas ». C’était sans doute donner la priorité à des
arguments relevant plutôt de l’économie de marché que des actions à vocation culturelle.

Paul-Jacques Bonzon appartient à l’histoire de la littérature jeunesse. Il y tient une place essentielle. Il
est de ces instituteurs d’après-guerre qui écrivent pour les jeunes qui sont aussi leurs élèves : l’œuvre du
romancier relève du patrimoine culturel français. Elle se doit d’être analysée comme telle, et reste encore
tant de pistes à explorer. Je m’étais permis, en 2008, d’en suggérer quelques-unes, formant le vœu
qu’elles puissent être reprises dans le cadre d’études universitaires. Il serait possible, par exemple,
d’analyser la manière d’écrire, si particulière du romancier, avec son vocabulaire, sa syntaxe, son
organisation du discours, ou bien d’étudier, sous l’angle renouvelé de la théorie du genre, la place du
féminin dans ces ouvrages à vocation éducative affirmée. Dans cette série, il conviendrait d’étudier la
place du féminin sous l’angle renouvelé par les études du genre. Que penser d’un titre qui exclut la fille
alors qu’elle a une place de tout premier ordre ? L’auteur interrogé sur ce point s’en était sorti par une
pirouette qu’on aurait quelques scrupules à reprendre à notre compte aujourd’hui.

L’exploration que j’avais commencé d’entreprendre en 2008 se montrait prometteuse. De ce point de


vue, la série des Six compagnons se révèle, malgré tout, constituer un corpus insuffisant. Même en y
ajoutant la famille HLM et Diabolo, nous n’aurions qu’une idée partielle. Bonzon a publié, entre 1945 et
1978, plus d’une centaine d’ouvrages dans une période où les mentalités évoluent rapidement. C’est sans
doute dans l’analyse des ouvrages singuliers que se trouve l’exploration la plus pertinente. Confronté à
cette problématique pour une biographie d’une jeune femme intellectuelle4 du début du XXe siècle je me
suis mis en relation avec les principales historiennes et sociologues du féminisme, je suis convaincu que
Michelle Perrot, Rebbeca Rogers, Christine Bard, Hélène Charron, Françoise Thébaut, Juliette Rennes et
bien d’autres regarderaient cette démarche avec le plus grand intérêt comme une étude de genre originale

4
Yves Marion, Madeleine Deries (1895-1914), première docteure « ès histoire » en histoire. Caen, PUC, 2017, 350 p.
8
et pertinente. On trouve déjà dans les premiers ouvrages de Bonzon une place du féminin très particulière.
Elle ne cessera d’évoluer que ce soit dans Du gui pour Christmas, Le cheval de verre, L’éventail de
Séville (où les relations d’amitié sont à la limite des relations permises par la loi de 1949) ou dans ses
dernières publications… Chaque ouvrage mérite une exploration systématique. A mon sens, il y a là
matière à sujet de thèse dès lors où on considère que la littérature jeunesse a une fonction éducative
essentielle. Il conviendrait alors d’effectuer une analyse comparative avec la littérature jeunesse de la
même époque pour voir si, de ce point de vue, Bonzon présente une originalité. Parmi les nombreuses
autres pistes évoquées rapidement lors du colloque et pour reprendre le thème de la série-culte, il pourrait
être intéressant de promouvoir une étude comparative. Bonzon avec ses séries, Six compagnons, famille
HLM très aboutie, Diabolo, en est sans doute l’archétype. Néanmoins, comparer avec les traductions
n’est pas suffisant pour se faire une bonne idée. Il faudrait mettre en œuvre les principes de l’éducation
comparée. De la confrontation des observations faites tant dans les pays étrangers, Grande-Bretagne et
USA, qu’en France avec d’autres romanciers de la même époque, Bourliaguet, Bayard, Guillot, Chaulet
et d’autres pourraient émerger des invariants qui permettraient d’accéder à la définition de ce qu’est
vraiment une série-culte sans oublier, évidemment, les aspects socio-économiques de livres jeunesse qui
sont, qu’on le veuille ou non, des produits de consommation. De ce point de vue, l’analyse des archives
Hachette déposées à l’IMEC de Caen est particulièrement instructive. Je m’y suis plongé et je réitère ma
proposition. Je tiens à la disposition de qui le souhaite, les références des cartons investigués ainsi que
les notes que j’en avais retirées.

Quant aux continuateurs de Bonzon, j’observe qu’il y en a et qu’ils sont nombreux. Je ne parle pas des
pâles resucées loin d’atteindre la qualité narrative de l’auteur ou autres élucubrations fantaisistes et
parfois d’une grande médiocrité sans grand intérêt mais des romans qui reprennent les principes du héros
collectif (tel que je l’avais défini en 2008) confronté à une quête de vérité sous la forme du roman policier.
Ce genre de littérature semble revenir en force après avoir traversé une période difficile, surtout après les
propositions nouvelles et modernes de l’Ecole des loisirs. Il serait sans doute intéressant de faire une liste
exhaustive de ces auteurs qui peuvent parfois n’avoir qu’une reconnaissance locale. J’en connais en
Normandie et en Bretagne. Il y en a aussi ailleurs. Cela permettrait de faire ressortir les principes de
l’écriture des séries et contribuerait à éclairer encore davantage cette notion parfois un peu floue.

Il y aurait encore tant de pistes possibles à exploiter. Les analyses lexicales, par exemple, d’une grande
richesse chez Bonzon, et syntaxiques d’une réelle efficacité que les nouveautés éditoriales et les
rééditions peinent à restituer. Autre piste de réflexion concernant cette fois les spécialistes de l’image :
étudier les illustrateurs choisis par les éditeurs pour illustrer le romancier sachant que, souvent, l’auteur,
habile et talentueux dessinateur accompagnait ses manuscrits de dessins de sa main5.

Voilà, en vrac, et sans autre prétention, quelques pistes susceptibles de faire avancer la connaissance
encore approximative d’une littérature jeunesse qui sans être encore trop éloignée de nous est déjà d’une
autre époque. C’est désormais avec un regard d’historien qu’il convient d’examiner cette littérature. En
la circonstance, c’est bien sur le texte et les versions originales avec les illustrations de l’époque dues à

5
Études drômoises, la revue du patrimoine de la Drôme, publiée par l’Association universitaire d’études drômoises, n°40, déc. 2009, p.
20-25 et Revue de la manche, t. 52, fasc. 207, 1er trimestre 2010. Cahiers Robinson, à paraître 2020.
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de talentueux illustrateurs qu’il convient de travailler si l’on veut en mesurer toute la portée analytique
et non sur les adaptations actuelles. Ces dernières, proposées dans un contexte très différent, ne
permettent pas de comprendre les ressorts essentiels de ce que furent les séries et particulièrement Les
six compagnons de la Croix-Rousse sinon à conduire à des interprétations fantaisistes et erronées.

Yves Marion
Association Les Amis de Paul-Jacques Bonzon
22 février 2017
Maj 16 avril 2020

Réflexions destinées à être publiées sur le site des Amis de Paul-Jacques Bonzon romancier pour la
jeunesse http://www.bonzon.fr.

L’association possède désormais une adresse : lesamisdepauljacquesbonzon@gmail.com.

Les Six compagnons, Hachette, bibliothèque


verte, coll. Yves Marion.

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