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Antoine PAULET Suicide Nation Européenne
Antoine PAULET Suicide Nation Européenne
Commentaire du documentaire :
Yougoslavie : « Suicide d'une nation européenne »
En mai 1990, l'Union Démocratie Croate (HDZ) remporte largement les élections
législatives de la République socialiste de Croatie. C'est la première fois qu'un parti nationaliste
remporte des élections en Yougoslavie. Avant que Tuđman, le vainqueur de l'élection, ne rentre en
fonction, l'armée yougoslave (JNA) prend soin de désarmer une très grande partie de la police
locale. Le remplacement de 50 des 70% de serbes de Croatie de la police croate par des policiers
croates ne sert pas les plans des nationalistes s'ils sont désarmés. Dès août 1990, ces mêmes
nationalistes doivent faire face à l'insoumission de la police serbe de Croatie, notamment celle de
Knin, et à la mise en place de barrages dans les territoires serbes de Croatie. Pour reprendre le
contrôle de son espace, la Croatie se fournit illégalement en armes à l'étranger et ne s'en cache qu'à
moitié. L'extrait que nous allons commenter se déroule du 24 au 26 janvier 1991, alors que la
Croatie a refusé de se désarmer et est menacée d'une intervention militaire de la JNA.
Il s'agît d'un documentaire de la BBC réalisé en 1995 produit par Norma Percy et réalisé par
Brian Lapping et Nicholas Fraser. Il a reçu de nombreux prix et est encore aujourd'hui cité comme
une référence dans le domaine. Néanmoins, il faut considérer les limites et les forces du
documentaire. Certes, le fait qu'il ait été réalisé peu de temps après les événements est une chance
puisqu'il comporte un grand nombre d'entretiens avec des acteurs de premier plan alors
qu'aujourd'hui, certains sont soit décédés soit incarcérés. Mais cet atout est à double tranchant. Le
manque de recul et mes zones d'ombre sur certaines tournures d’événements n'ont été éclaircies que
des années après. D'autant que le documentaire, en six parties, se termine sur une note positive : la
signature de la paix. Mais la guerre de Yougoslavie se prolonge au delà de 1995 avec la crise du
Kosovo qui n'est toujours pas totalement résolue aujourd'hui en 2019. Autre défaut notable du
documentaire, il semble prendre parti pour le camp occidental et brosse un portrait plus élogieux
des « libéraux et démocrates » que des « socialistes ».
J'ai décidé de découper le documentaire en parties numérotées pouvant se superposer :
1) 21:07 à 21:31 : Manifestation à Zagreb
2) 21:31 à 21:56 : Le Parlement Croate
3) 21:50 à 22:32 : Tuđman convoqué à Belgrade
4) 22:32 à 25:58 : La Présidence collégiale
5) 23:18 à 24:43 : Le film compromettant
6) 25:58 à 26:18 : L'interview de l'amiral Mamula
7) 26:18 à 27:11 : Le retour à Zagreb de Tuđman
8) 27:11 à 27:46 : Nouvelle manifestation à Zagreb
9) 27:46 à 29:12 : Falsifikat : da ili ne ?
10) 29:12 à 29:43 : Caricature animée du gouvernement serbe
Les médias, l'opinion publique et la désinformation ont-ils acquis un caractère prédominant
dans la lutte entre nationalistes croates, nationalistes serbes et la Fédération yougoslave ? En quoi ce
documentaire est-il la continuation de la guerre médiatique qu'il présente ?
Dans une première partie, je vais traiter de la guerre médiatique pour remporter l'opinion
publique et le soutien international que se livrent les nationalistes et les yougoslavistes.
Dans un second temps, je vais aborder la poursuite de cette guerre médiatique au travers de
ce documentaire.
Enfin, je vais souligner les limites de cette guerre médiatique qui cache un véritable conflit
armé en préparation.
A en regarder le documentaire, tout semble être logique. Il y a des Croates démocrates d'un
côté et, de l'autre, une sorte d'inquisition yougoslave qui serait l'instrument des Serbes. Quand on
nous montre les manifestations des passages 1 et 8, on nous les présente comme les Croates qui
marchent pour la paix ou sont soulagés d'avoir évité la guerre. Mais qui est cette foule ? Pourquoi ce
ne sont que des images de Zagreb ? En nous montrant les manifestations du cœur du HDZ, la BBC
fait un choix, celui de considérer que la Croatie c'est Zagreb. Celui de considérer que le conflit
yougoslave n'est qu'ethnique et ne repose absolument pas sur une rivalité croissante entre ville et
province ou entre libéraux et socialistes. Évidemment, montrer Knin est superflu, on imagine bien
que les Serbes de Croatie ne portent pas le HDZ dans leur cœur mais la Dalmatie, l'Istrie ? Ce sont
des territoires à majorité croate et pourtant jamais évoqués par le documentaire. Voici une carte des
résultats de l'élection de 1990 de la République socialiste de Croatie :
On voit par exemple que l'Istrie a majoritairement confirmé son soutien à la Ligue des
Communistes de Croatie. Tous les Croates de Croatie ne sont pas derrière Tuđman, il doit faire face
à des oppositions. Ce sont de faibles oppositions, le HDZ dispose d'une majorité absolue au
parlement avec 205 sièges sur 356 alors que la Ligue des Communistes n'en a que 73. Mais le HDZ
ne représente que 56% des électeurs de Croatie alors qu'il n'y a que 12% de serbes en Croatie. Il
aurait été intéressant que le documentaire présente le vote ainsi que les débats qui ont suivi la loi
présentée par Tuđman (passage 2) parce qu'un vrai parlement démocratique n'est pas qu'une
chambre d'enregistrement des décisions prises par un président.
On nous oppose alors au parlement la présidence collégiale, dominée par les Serbes et les
militaires (passage 4). Pourtant, la présidence tournante ne bénéficie pas qu'aux Serbes puisque c'est
nul autre que Stipe Mesić qui l'avait présidée en 1990 avant que Jović ne lui succède en 1991.
Quant à la JNA, elle sert bien plus les intérêts de la Yougoslavie que des Serbes. Aux yeux des
Croates, cela revient au même puisqu'ils sont leurs adversaires mais la JNA se sentira trahie par
Milošević lorsqu'il laissera faire l'indépendance de la Slovénie car inutile aux intérêts serbes.
L'aspect dictatorial de la Yougoslavie est renforcé par l'héroïsation exagérée de Tuđman
lorsqu'il est convoqué par la présidence collégiale (passage 3). C'est justement parce que s'il lui
arrivait quelque chose et qu'il serait transformé en martyr que ses adversaires ne lui feront rien, et il
le sait. Tuđman et Milošević sont de la même race d'Hommes : prudents et calculateurs. Tuđman
présente l'option la plus sensée, la négociation, comme un acte de courage. S'il veut paraître comme
l'agressé, comment peut-il refuser une offre de négociations avec le gouvernement fédéral ? De la
même manière qu'il se comporte en héros national quand il part pour Belgrade, à son retour à
Zagreb (passage 7), il joue Daladier qui revient de Munich en clamant « la paix est sauvée ». Il
transforme une défaite en victoire et profite d'un bain de foule le lendemain. Le même qui prépare
la guerre depuis un an est acclamé pour avoir sauvé la paix.
Les coups d'éclats médiatiques et les caricatures animées (page 10) de Milošević, Jović,
Kadijević, Bulatović et Rašković sur un tronc d'arbre en chute libre ne doivent pas nous distraire de
la véritable guerre qui se prépare. Les ennemis se jaugent et poussent l'adversaire à l'erreur, à
attaquer le premier et à perdre le soutien international. Comme Špegell le dit dans le passage 5, les
nationalistes croates sont en guerre avec la JNA et une fois que les enfantillages médiatiques seront
finis, ce sera au tour des canons de tonner.
Il est intéressant de remarquer qu'alors que le HDZ dénonce toute intervention militaire en
Croatie de la JNA pour des raisons de souveraineté et d'intégrité du territoire, la Croatie arme sa
police et utilise les mêmes arguments pour préparer la répression de la révolution des rondins de
Knin.
En conclusion, oui les médias, l'opinion publique et la désinformation ont joué un grand rôle
dans les débuts de la guerre qui se prépare en janvier 1991 bien que l'on puisse se demander si la
BBC, biaisée par l'intérêt qu'elle porte elle-même à son propre domaine, ne donne pas une trop
grande importance aux médias. Tous les acteurs se rendent bien compte que le conflit se réglera par
les armes, Jović se montre d'ailleurs assez impatient d'en finir et insiste pour l'envoi de l'armée.
Mais même si la JNA a une supériorité militaire évidente, si un camp passe pour les méchants au
yeux du monde, il risque une intervention des Nations-Unies, de l'Europe ou des États-Unis et ni la
milice croate, ni la JNA ne peut rivaliser avec ces puissances. C'est pour cela qu'ils se livrent une
guerre des images féroce. A travers ce documentaire, la BBC poursuit en quelque sorte la
légitimation de l'indépendance croate en rejoignant la position occidentale.