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PAULET Antoine

La crise globale yougoslave de la fin des années 1960

La Yougoslavie est peut-être à son apogée à la fin des années 1950. Le modèle
autogestionnaire et la doctrine de non-alignement sont admirés au Maghreb, au Moyen-Orient, en
Inde et de manière générale dans tout le Tiers-Monde. Pourtant, au début des années 1960,
l'économie ralentit. Tito décide donc de s'appuyer sur une nouvelle génération d'élite et de s'inspirer
des puissances occidentales qui connaissent alors les Trente Glorieuses : il libéralise la Yougoslavie.
Il essaie de redynamiser le pays comme Lénine avait pu le faire en URSS avant lui. Seulement,
quand on est au plus haut, on ne peut que redescendre et la Yougoslavie va connaître une crise
globale à la fin des années 1960.
Le terme de crise est en réalité discutable. Certes, la Yougoslavie connaît de fortes difficultés
et la fin des années 1960 constitue un moment charnière, un tournant pour le régime. Mais la
Yougoslavie a connu des tournants tous les cinq à dix ans environ. On peut évoquer la dictature
personnelle d'Alexandre en 1929, la régence plus constitutionnaliste du régent Paul à partir de 1934,
l'adhésion à l'Axe puis l'invasion par ce dernier et la destruction de la Première Yougoslavie en
1941, l'arrivée au pouvoir de Tito en 1945, la rupture Tito-Staline ou second titisme à peine dès
1948, le troisième titisme au début des années 1960 et maintenant : la crise de la fin des années
1960. D'autant que cette crise semble être une conséquence directe du tournant libéral du troisième
titisme. Une crise est une situation de trouble rapide, court qui rompt l'équilibre et qui est
déterminante pour la société. Peut-on parler de crise quand elle s'étale sur une décennie ? En
France, Mai 1968 est une crise. Faut-il réduire la crise yougoslave aux événements de Juin 1968 par
effet miroir avec la France ? Ce serait réducteur. En Yougoslavie, cette crise est globale. Elle touche
autant l'économie et la politique que la culture et le nationalisme. Elle s'étale de 1965, avec les
réformes du troisième titisme, à 1971, la fin du printemps croate. C'est cette crise que nous allons
étudier.

Entre 1950 et 1965, l'économie yougoslave est autogestionnaire. Le principe est que les
entreprises agricoles mais aussi et surtout les usines sont gérées par les employés eux-mêmes et non
par des actionnaires privés, comme dans un système capitaliste, ou par l’État, comme dans un
système autoritaire. Des élections sont donc menées pour élire des ouvriers à des conseils ouvriers
qui vont décider des mesures à prendre. En théorie, l’État et le parti communiste restent en retrait de
ces élections pour laisser s'exprimer la volonté des travailleurs. Dans les faits, des agents du parti
truquent ou s'immiscent dans les élections pour orienter les politiques des usines et les rapprocher
des intérêts yougoslaves. Ce que voulait éviter beaucoup de membres du parti finit par arriver : une
élite se forme. Des patrons d'usine enchaînent les mandats et créent une sorte de nouvelle classe
sociale de cadres rouges qui s'éloignent de plus en plus de la réalité ouvrière. Court-circuiter cette
démocratie sociale n'est pas totalement incohérent avec l'idéologie du pouvoir puisque la priorité
pour l'économie yougoslave est le développement pour rattraper les puissances occidentales
capitalistes. Or, pour développer, il faut réinvestir une partie des bénéfices de l'entreprise. On
constate que souvent, quand des employés ont bien géré une entreprise, s'ils sont confrontés à de
grands bénéfices, ils vont avoir tendance à augmenter leurs salaires plutôt qu'investir. C'est ce que
veut éviter l’État car ça signifierait la stagnation économique. De plus, l'économie yougoslave est
planifiée, ce qui ne laisse que peu de marge de manœuvre aux entreprises. En cas de mauvaise santé
économique d'une entreprise, le conseil ouvrier peut contracter un emprunt auprès d'une banque.
Celle-ci étudie s'il est essentiel pour le plan que cette usine continue à produire ou s'il y a un fort
intérêt social au prêt : le nombre d'ouvriers qui risquent de se retrouver au chômage si l'usine ferme
est par exemple pris en compte.
A partir de 1965, on introduit le principe de rentabilité. Les banques ne peuvent plus prêter
sur des motifs sociaux. Pour emprunter, il faut prouver être capable de rembourser avec intérêts.
C'est bien plus logique d'un point de vue économique puisque pour qu'un système perdure, il faut
qu'il ait un budget stable et il ne peut pas accumuler les emprunts pour des raisons de solidarité.
Cela n'en dénature pas moins l'utopie communiste et fait entrer peu à peu la Yougoslavie dans le
socialisme de marché. Les banques privés sont autorisées et le concept de « faire de l'argent avec de
l'argent », l'usure, est toléré. Les crédits sont autorisés pour les ménages ce qui les pousse à la
consommation. Les Yougoslaves découvrent la société de consommation et les voitures, les
télévisions et les réfrigérateurs se répandent dans les foyers comme une traînée de poudre.
Seulement, une grande partie de ces produits, parfois encore considéré comme un luxe, n'est
produite qu'à l'étranger. En effet, la Yougoslavie s'ouvre au marché international et, si ça lui
bénéficie dans certains secteurs grâce à son faible coût de production, elle se retrouve néanmoins
avec une balance commerciale négative. C'est à dire que les Yougoslaves importent plus qu'ils
n'exportent. Alors que beaucoup de ménages s'endettent pour payer ces produits importés, les
devises sortent du circuit local et ne reviennent que peu, rendant plus difficile le remboursement des
emprunts. Si vous dépensez localement votre argent, une partie de votre monnaie revient avec les
produits que vos voisins vous achètent. Si tous dépensent à l'étranger et personne n'achète vos
produits, vous n'avez plus de source de revenu. La population n'a d'autre choix que d'augmenter ses
prix. C'est interdit en Yougoslavie jusqu'en 1970. Au moment où c'est autorisé, les prix font un bon
de 150% ce qui augmente le coût de la vie et provoque une chute de la monnaie. Le dinar subit une
forte inflation et passe de un dollar pour sept dinars à un dollar pour douze dinars.
La création de petites entreprises privées est acceptée désormais. Elles viennent faire
concurrence aux autres entreprises. C'est contraire au concept de plan où toutes les usines du pays
travaillent en collaboration pour atteindre des objectifs. Évidemment, on récompensait les plus
efficaces et il y avait des rivalités entre les différents chefs d'usines mais tous étaient censé jouer
dans la même équipe. Des écarts de salaire se creusent entre ouvriers d'usines différentes mais aussi
entre les ouvriers et les directeurs rouges.
Le régime masque l’augmentation du taux de chômage en jouant sur les chiffres. Il n'y a plus
de travail pour tout le monde et le pouvoir autorise les Yougoslaves à émigrer pour trouver du
travail. Souvent les aînés restent et héritent de la terre pendant que les petits frères partent à
l'étranger en espérant revenir avec de l'argent. Beaucoup ne reviennent pas et s'installent
définitivement. Comme le chômage est structurel, une émigration structurelle rend en partie service
à l'économie. Parallèlement, la Yougoslavie s'ouvre au tourisme. La Croatie devient un lieu de
prédilection du tourisme occidental et le reste jusqu'à la guerre.
Alors que les Yougoslaves avaient fait confiance au socialisme depuis la libération,
beaucoup commencent désormais à douter du système tant politiquement qu'économiquement.
Certains appellent au contraire à revenir au système d'après-guerre.

Pour appuyer ces réformes, Tito a lancé toute une série de débats dans tous les médias. Alors
que la Yougoslavie reste un régime communiste autoritaire, elle ouvre momentanément une
parenthèse de liberté d'expression. Ce n'est pas par amour de l'opposition qu'il fait ça mais parce
qu'il a besoin d'idées et que ses cadres issus de la résistance sont vieillissants et dépassés. Il lui faut
des idées neuves, des hommes neufs. Évidemment, ne sont tolérées que les propositions de
modification du régime communiste et non la contestation capitaliste en bloc du modèle, bien que
beaucoup de propositions revêtent un caractère libéral qui ne dit pas son nom. Il ne faut pas oublier
que la matière « marxisme-léninisme » est encore obligatoire à l'école. On peut se demander si cette
ouverture à la parole ne serait pas plus responsable des troubles qui suivent que la crise économique
elle-même.
Le 3 juin 1968, les étudiants, notamment de la faculté de philosophie, organisent une grande
manifestation dans les rues de Belgrade. Ils contestent l'augmentation des inégalités sociales où
certains auraient « un bol de riz » et d'autres « un bol de caviar ». Il critiquent le pistonnage des fils
de cadres du parti qui accèdent facilement à de bons emplois là où les jeunes subissent un chômage
de masse. Il protestent contre la représentation marginale des ouvriers dans les conseils et l'absence
de démocratie sociale. Ils s’insèrent dans la mouvance européenne de mai 68 où les étudiants
prennent la rue en contestation du pouvoir. Il y a une forte influence maoïste chez les étudiants de
cette époque car c'est le modèle communiste du moment à l'heure où l'URSS se déstalinise. La
manifestation tourne mal et est sévèrement réprimée, il y a des centaines de blessés. Deux courants
s'affrontent dans les élites yougoslaves : ceux qui demandent une répression ferme car les étudiants
agissent contre l'intérêt du peuple et de la Révolution, et puis ceux qui voient en cette jeunesse, dont
ils contestent méthodes et revendications, l'avenir du pays et qu'il ne faut pas malmener. Tous sont
d'accord pour dire que le mouvement doit s'arrêter avant que les ouvriers ne rejoignent les étudiants.
Partout dans les médias, on fait la distinction entre les bons étudiants, studieux, exprimant ses
revendications par les canaux prévus, et les mauvais étudiants ne pensant qu'au chaos. Dans les
rues, paradoxalement, beaucoup d'étudiants brandissent des portraits de Tito et réclament un retour
à la politique titiste de la sortie de la guerre. Le 9 juin, Tito s'exprime à la télévision. Il dit adhérer
aux revendications mais condamne fermement les moyens mis en œuvre et traite les étudiants de la
faculté de philosophie « d'anarcho-libéraux ». Il augmente les salaires et fait passer une loi qui
facilite l'emploi des jeunes. Il rejette la faute des réformes des dernières années sur une élite
technocratique qu'il limoge. Il se prive ainsi de toute une génération d'élite compétente, ce qui va
l'handicaper mais sauver sa peau.

Le dernier aspect des réformes que nous n'avons pas encore abordé est une des causes du
Printemps croate, qui est la deuxième partie de la contestation de la fin des années 1960 : la
décentralisation. Dès 1963, la Yougoslavie adopte une nouvelle constitution décentralisatrice.
Quatre chambres spécialisées pour les questions intérieures sont créées. Elles traitent de
l'organisation politique, des affaires économiques, de la sécurité sociale, de la santé publique et de
l'éducation et des affaires culturelles. Le scrutin ne se fait pas au niveau yougoslave où chacun
voterait pour des listes yougoslaves. Le scrutin se fait par république. Ainsi, ce sont des députés
croates, serbes, bosniaques, etc. qui sont envoyé à la chambre yougoslave. La nuance est
extrêmement importante puisque désormais, on cherche non seulement à voir ses intérêts
yougoslaves représentés mais aussi les intérêts de la république et on s'attend à voir sa république
défendue face aux autres républiques. Cela crée un système de clientélisme où les solidarités qui se
mettent en place restent au niveau de la république. On ne voit plus la Yougoslavie comme le pays
pour lequel on œuvre mais comme une charge administrative d'où il faut extraire des moyens pour
sa république. Cela a plusieurs conséquences désastreuse pour la Yougoslavie. Si on considère les
républiques comme des régions, on peut répartir les secteurs d'activités économiques en fonction
des spécialités des régions. Peu importe que telle ou telle activité rapporte plus pour une région que
pour une autre s'il y a ensuite une redistribution des richesses. Par exemple, il ne sert à rien de
développer à tous prix le tourisme dans des régions qui attirent moins, en Serbie ou en Macédoine
par exemple, loin de la mer, alors que l'on peut développer encore plus les installations balnéaires le
long de l'Adriatique et attirer toujours plus de touristes occidentaux en faisant concurrence à
l'Espagne et l'Italie. De même, plutôt que d'avoir des usines d'armement dans chaque république, il
suffit d'un seul grand complexe centralisé à un emplacement. Que chaque république possède sa
propre usine d'armement est du gaspillage. Sauf que si la redistribution des richesses est en panne
parce que telle république qui rapporte plus trouve injuste de devoir reverser plus ou parce que les
emplois restent concentrés dans des régions privilégiées, les populations des différentes républiques
vont commencer à vouloir se faire concurrence entre elles et développer des activités qui existent
déjà ailleurs. Cela aboutit à un gaspillage de moyens. En 1966, le vice-président de la Yougoslavie,
Aleksandar Rankovic, représentant le communisme centralisateur, s'oppose au sein du parti à la
nouvelle génération technocratique, dont Kardelj, qui souhaite poursuivre la décentralisation. C'est
finalement ce dernier camp qui obtient le soutien de Tito. Rankovic est évincé.
Pour résumer, la décentralisation est incompatible avec la planification. Or, la planification
est un moteur d'intégration puisque les républiques sont inter-dépendantes. La planification a servi à
forger l'identité yougoslave. Avec la décentralisation, c'est le retour du nationalisme des
républiques. Si nous avons précédemment évoqué l'armement, ce n'est pas un hasard. Tout État doit
avoir sa propre armée. Peu à peu, les républiques ne se voient plus comme des régions d'un grand
pays mais des petits États dans une fédération, voire juste une union. Avec le droit constitutionnel à
la sécession, les efforts des républiques pour avoir une économie diversifiée et complète
s'apparentent de plus en plus à une marche vers l'indépendance ou au moins l'autonomie. Tito
amorce une dynamique inverse en encourageant le serbo-croate, considérant les langues serbe,
croate, monténégrin et bosniaque comme des dialectes d'une seule même langue. Les croates y
voient une domination serbe puisqu'ils trouvent que ce serbo-croate tient plus du serbe que du
croate. C'est le début du Printemps croate.
En 1967, la Déclaration sur le nom et la position de la langue croate est publiée par un
groupe de poètes et intellectuels. Avec les événements de 1968, des mouvements étudiants
rejoignent la cause. Ils réclament plus de droits civiques et surtout une reconnaissance de l'identité
croate comme culture à part entière. Des linguistes croates font circuler des livres de grammaire
croate mais ils sont censurés et détruits pour la plupart. C'est le retour du nationalisme croate qui se
relève du déshonneur de la collaboration avec l'occupant nazi. En 1968, beaucoup de jeunes n'ont
pas connu la guerre et ne voient aucun mal à se revendiquer croate. La Croatie est une des
républiques les plus riches, notamment grâce au tourisme comme on l'a dit précédemment. La
moitié des devises étrangères qui rentrent en Yougoslavie proviennent du tourisme en Croatie et elle
n'en conserve que 7%. La Croatie se sent utilisée et oubliée par le pouvoir. Les manifestations
culminent en 1971 et rassemblent plusieurs milliers d'étudiants à Zagreb. En décembre 1971, Tito
trouve que la répression traîne et réprimande les dirigeants locaux. La police a ordre de réprimer les
manifestants et il y a beaucoup d'arrestations en décembre 1971. Une épuration des membres
dissidents du parti communiste croate s'en suit. C'est la fin du Printemps croate.

En conclusion, une crise économique ralentit l'économie yougoslave au début des années
1960. Tito tente d'y répondre par une libéralisation, tant politique qu'économique, du régime avec le
soutien d'une nouvelle élite technocratique. La situation empire et les méthodes sont impopulaires.
Deux formes de révoltes éclatent. La première en juin 1968 avec la jeunesse étudiantes communiste
qui réclame un retour au vrai communisme. La seconde en 1971 avec les nationalistes croates,
conséquence de la décentralisation et de l'ouverture de la parole. Toutes ces contestations
débouchent sur la constitution de 1974 qui entérine la décentralisation et prépare le terrain vers les
indépendance en y inscrivant le droit de sécession. Les beaux jours de la Yougoslavie sont derrière
elle.

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