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Rugby quantique

Table des Matières


Introduction
Rugby quantique

Rugby quantique
Une table ronde réunissant Jean lliopoulos, Étienne Klein,
Jonny Wilkinson

Rugby quantique

Une table ronde réunissant Jean lliopoulos , Étienne


Klein, Jonny Wilkinson

Animée par Mathieu Grisolia et Mathieu Kudla

Rugby quantique

« Les tables rondes de l'ENSTA ParisTech »

Sous la direction de Laurence Decréau

Responsable de publication : Sophie Chouaf

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Les Presses de l'ENSTA 32, Boulevard Victor, 75015 Paris.


www.ensta-paristech.fr
Jean ILIOPOULOS est un physicien théoricien d’origine
grecque. Avec Glashow et Maiani, en 1969, il prévoit
L’existence du quark charmé (mécanisme de GIM). Co-
fondateur et directeur du Laboratoire de physique
théorique de L’ENS, il est membre de L’Académie des
Sciences et reçoit La médaille Dirac en 2007.Etienne
KLEIN est physicien des particules et docteur en
philosophie des sciences. Directeur du LARSIM au CEA, il
est également professeur à l’École Centrale.

Bibliographie :

Discours sur l’ origine de l’univers, Flammarion, 2010.


Galilée et les Indiens : allons-nous liquider la science ?
Flammarion, 2008.

Il était sept fois la révolution : Einstein et les autres,


Flammarion, 2005.

Petit voyage dans le monde des quanta, « Champs »,


Flammarion, 2004.

Les Tactiques de Chronos, Flammarion, 2003.

Jonny WILKINSON est un joueur international de rugby


à XV (Angleterre), demi d’ouverture. En octobre 2003,
il marque le « drop de la victoire » contre l’Australie
en Coupe du monde. En mars 2008, il devient le plus
grand marqueur du rugby international. En 2009, il quitte
l’équipe des Newcastle Falcons où il jouait depuis 1997,
pour intégrer le Rugby Club Toulonnais (RCT) où il joue à
présent.

Introduction
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« Rugby quantique »... L’intitulé de cette table ronde peut


faire tiquer. Certes, à l’ENSTA ParisTech, on pratique
volontiers le « croisement de regards » au cours de tables
rondes réunissant scientifiques, philosophes, romanciers
et autres théologiens. Dans un monde trop cloisonné, où
le dialogue entre deux branches d’une même discipline
relève du franchissement de la barrière entre espèces,
ce sport interdisciplinaire nous paraît des plus salubres
pour de jeunes élèves-ingénieurs. Il y eut ainsi « Écrire la
science », « Dieu et la Science »... Mais « Rugby quantique
» ! Pourquoi pas « Football cosmologique » ou «
Rock’n’roll et Méca-Flu » ?

La faute en revient à un journaliste, Jérôme Fénoglio,


qui publiait dans Le Monde du 7 février 2010 un article
intitulé « Jonny Wilkinson, particule élémentaire ». On y
lisait :

« Buteur à coup sûr et homme rongé d’incertitudes, le


plus célèbre rugbyman anglais , qui a signé cette saison
à Toulon, trouve des réponses à ses tourments dans la
physique quan tique, le bouddhisme et l’autodérision.
Il faut l’avoir entendu chercher dans son français
impeccable la traduction la plus fidèle de son
interprétation du princ ipe d’incertitude de Werner
Heisenberg, pilier de la physique quantique, pour
comprendre que Jonny Wilkinson ne sera jamais un
rugbyman comme les autres. »

Pour des mordus de rugby et de physique quantique,


un tel article fait l’effet d’une bombe. Passé le premier
instant de stupeur ravie, nos élèves-ingénieurs rugbeux
ont cherché à comprendre : l’attirance de Jonny
Wilkinson pour la physique quantique est-elle seulement
la singularité d’un homme hors du commun ? Ne se
pourrait-il pas qu’elle ait aussi des choses à dire sur
l’essence du rugby et celle de la physique quantique ? Est-
ce vraiment par hasard que le chat de Schrödinger est un
jour venu poser ses pattes en Ovalie ?

De ce questionnement devenu idée fixe est née la


rencontre improbable, par un soir de janvier, de Jonny
Wilkinson, un des plus grands buteurs de l’histoire du
rugby, auteur du drop légendaire de 2003, et deux grands
spécialistes de physique quantique : Jean Iliopoulos et
Etienne Klein.

Ni Jean Iliopoulos ni Étienne Klein n’ont jamais joué au


rugby. En Grèce, d’où est natif le premier, on pratique
plus volontiers le football. Quant au second, alpiniste et
trailer, ses goûts le portent plutôt vers l’effort solitaire
sur les pentes les plus verticales possibles.

Physiciens théoriciens, tous deux sont aussi familiers du


principe d’indétermination de Heisenberg que Jonny
Wilkinson, des rebonds incertains de son ballon. Jean
Iliopoulos est la lettre « I » du mécanisme dit de « GIM
» (Glashow-Iliopoulos-Maiani), qui dissipa le brouillard
de la physique théorique des années 60 en prédisant
l’existence d’une nouvelle particule élémentaire : le
quarkcharmé. Quant à Étienne Klein, qui fit ses gammes
de physicien au CERN avant d’entrer au CEA, il se
consacre désormais à la réflexion philosophique sur la
physique quantique, fasciné qu’il est par les implications
de ses découvertes sur notre rapport au réel.

Pour préparer cette rencontre, chacun s’est entraîné : les


physiciens, à poser sur le rugby leur regard quantique ;
Jonny Wilkinson, à penser en français des concepts aussi
abstraits que « hasard », « incertitude », « intuition »,
« perception de l’espace et du temps » ; enfin, les étu
diants, à visionner des matchs et dépiauter des équations
pour deviner les liens secrets u nissant bosons et ballon.
Peut-on rêver plus belle illustration de ce que le philo
sophe Henri Bergson appelle la « politesse de l’esprit »,
et qui rend si plaisant le commerce de l’homme vérita
blement cultivé : « la faculté de se mettre à la place des
au tres, de s’intéresser à leurs occupations, de penser de
leur pensée, de revivre leur vie en un mot, et de s’oublier
soi-même » ?

Rugby quantique
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Jonny Wilkinson, un champion du monde de rugby qui


découvre la physique quantique, voilà qui a de quoi
surprendre. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous
sommes si nombreux ici, ce soir. Comment avez-vous
découvert la physique quantique ?

Jonny WILKINSON : D’abord, merci de m’avoir invité ici,


en compagnie de physiciens aussi importants. Pour
répondre à votre question, mes relations avec la physique
quantique s’inscrivent dans un cheminement spirituel qui
les a précédées. Toute ma vie, j’ai été obsédé par l’idée
d’atteindre la perfection, et j’ai toujours été déçu. Si
bien qu’un jour, je me suis mis en quête de solutions
pour arriver à une autre perception du monde et de mon
travail. Je me suis d’abord tourné vers le bouddhisme,
qui m’a permis de transformer mon regard sur le monde,
de mieux affronter la pression au quotidien, d’arriver à
accepter et interpréter les échecs de ma vie. Et peu après,
j’ai découvert qu’il y avait des liens avec la physique
quantique...

Comment cela ? Grâce à un livre ?

Un concept particulier ?

Jonny WILKINSON : Un livre écrit par une Américaine,


Lynne McTaggart, The Field, où il est question de
l’intention et de son effet sur les choses du monde. Pour
la première fois de ma vie, j’entendais parler du principe
de Heisenberg... Ce que m’a inspiré ce livre, la leçon que
j’en ai tirée, c’est qu’il me revenait, à moi, de choisir
mon monde, de décider des résultats. La maîtrise de ma
vie passait par le contrôle de mes réponses aux victoires,
aux échecs. Il était en mon pouvoir de vivre en parfaite
harmonie avec le monde : il me suffisait, pour cela, de
transformer ma perception de mon travail et de ce qui
m’entourait. Ce fut un moment très heureux dans ma vie.

Jean Iliopoulos, pour vous aussi, la découverte de la


physique quantique a été relativement tardive. L’avez-
vous également vécue comme une découverte, une
révélation ?

Jean ILIOPOULOS : Avant de répondre à votre question,


permettez-moi une remarque : il suffit de voir Jonny
Wilkinson jouer au rugby pour comprendre ce que signifie
le souci de perfection. Car son grand talent réside
justement dans la perfection du geste. Ma découverte
dela physique quantique a été beaucoup plus simple. J’ai
fait des études d’ingénieur. De mon temps, la mécanique
quantique n’était pas enseignée dans les grandes écoles
d’ingénieurs. J’ai commencé à travailler chez Siemens,
une compagnie allemande, où j’ai été confronté aux
premiers transistors, qui venaient de sortir. C’est en
essayant de comprendre le fonctionnement des
transistors que j’ai rencontré la mécanique quantique.
J’ai été si fasciné que j’ai démissionné de chez Siemens
pour commencer des études dans cette discipline.

Jonny Wilkinson, on vous compare souvent à un joueur


d’échecs, un stratège.

Cette comparaison vous semble-t-elle pertinente ? Entre


le rebond du ballon ovale, complètement incertain, la
course des adversaires ou des partenaires qu’on ne peut
pas forcément prévoir, le hasard se cache partout, dans
ce sport ! Comment un obsédé de la maîtrise parfaite,
comme vous, s’accommode-t-il de cette omniprésence du
hasard ?

Jonny WILKINSON : Pour moi, le rugby fonctionne à deux


niveaux différents. Un premier niveau qu’on peut
maîtriser : le ballon. Si je tape un ballon, encore et
encore, je peux arriver, à force, à reproduire le même
effet sur leterrain et à l’entraînement. Et j’ai la sensation
de pouvoir à peu près tout maîtriser. Mais il y a un autre
niveau, où beaucoup de choses sont complètement
inconnues. Une autre part de moi est alors concernée - du
côté de l’instinct, des émotions profondes. J’y trouve une
occasion d’être moi-même, de me connecter au monde, et
aussi d’apprendre un peu plus.

A mes débuts, je n’aspirais qu’à être le meilleur, et je


ne cessais de me comparer aux autres. Je devais faire
plus et mieux que les autres : les statistiques, les normes
m’obsédaient. Mais dans ces conditions, pas moyen de
connaître la paix ! C’est alors que je me suis fixé un but
supérieur : aller chercher ce qu’il y avait de meilleur en
moi. En suivant un tel but, j’ai vite compris que je pouvais
continuer à m’améliorer chaque jour, indéfiniment. Avec
une telle approche, j’avais la possibilité d’apprendre par
les échecs. Je sais maintenant qu’il y a des moments où
je ne peux pas tout maîtriser ; mais j’ai compris que je
dois écouter le monde, bouger avec lui et pas contre lui.
La difficulté est de trouver l’équilibre entre volonté de
maîtrise et capacité d’écoute... J’ai un côté obsessionnel,
très obsessionnel, presque fou, qui me pousse à vouloir
tout maîtriser. Tenez, ce soir, j’essaie de tout maîtriser
pour que tout le monde m’aime, ici, et c’est difficile !

Étienne Klein, en physique quantique aussi, le hasard


règne en maître. N’est-il pasun peu paradoxal d’être
scientifique dans un domaine régi par l’aléatoire ?

Étienne KLEIN : Effectivement, la question du hasard


en physique quantique est au cœur de la controverse
passionnante qui a opposé Albert Einstein à Niels Bohr.
Ce débat, qui n’est pas tout à fait clos, a d’ailleurs à voir
avec la façon dont j’ai découvert la physique quantique.
Dans les années 1980, je faisais mes études d’ingénieur
dans une Ecole où la physique quantique était enseignée,
mais sans qu’on fasse jamais écho aux questions
philosophiques que celle-ci soulève. Le professeur, qui
n’en était pas le plus grand spécialiste, s’était contenté
de nous dire que l’équation de Schrödinger - équation
maîtresse de la physique quantique - était
structurellement comparable à l’équation de la chaleur.
Qu’il s’agissait en somme de la même équation
mathématique, mais avec des nombres complexes. A l’en
croire, cette comparaison suffisait à dire la messe. Je dois
dire qu’un tel raccourci m’avait laissé perplexe... Quelque
temps plus tard, je tombe sur un livre qui venait de
paraître : A la recherche du réel. Son auteur, le physicien
Bernard d’Espagnat, y traitait avec une grande rigueur
des implications philosophiques de la physique
quantique. Et je me suis aperçu que la question de la
réalité - qu’est-ce qu’un objet réel ? - se posait d’une
façon originale en physique quantique.

Au tout début des années 1980, Le Monde a fait sa Une


sur une expérience menée à l’institut d’optique par des
physiciens qui voulaient justement trancher la question
du statut du hasard en mécanique quantique. Tout à
l’heure, Jonny Wilkinson parlait d’inconnues, de choses
cachées. La question qui intéressait alors les physiciens
était de savoir si le hasard qui apparaît en physique
quantique quand on effectue une mesure sur un système
est lié à notre méconnaissance des détails fins du système
(il existerait des paramètres qui nous échappent, de sorte
qu’on ne pourrait prédire le résultat d’une mesure qu’à
l’aide des probabilités) ou s’il est intrinsèque au réel lui-
même. Ce problème avait donné lieu à des discussions
sans fin, d’ordre philosophique, entre les pères
fondateurs de la physique quantique : que doit-on
attendre au juste de la physique ? Peut-on prétendre
qu’elle vise à décrire le réel tel qu’il est ou seulement
notre interaction avec lui ? On a pu trancher ce débat
philosophique à l’aide d’une expérience de physique qui
a mis en évidence un phénomène étrange, la « non-
séparabilité quantique » : des objets ayant interagi dans
le passé continuent d’être corrélés même quand la
distance qui les sépare devient très grande.

Tout cela me fascinait, comme me fascinaient la


personnalité et l’œuvre des pères fondateurs de la
physique quantique. Des gens tels que Pauli, Schrödinger,
Dirac, Einstein évidemment, Bohr aussi - qui jouait au
footballet non au rugby, désolé Jonny, son frère était,
je crois, international dans l’équipe de Danemark... J’ai
réalisé que pour comprendre le réel empirique, il faut
en passer par des lois physiques qui ne lui ressemblent
pas, au sens où leurs énoncés peuvent sembler contredire
l’observation : nous voyons autour de nous des objets
séparables, et la physique quantique vient nous expliquer
qu’ils ne le sont pas...

D’où la question que je voudrais poser à Jonny Wilkinson.


Un philosophe des sciences, Alexandre Koyré, a écrit que
« le pari de la physique moderne, c’est qu’on peut
expliquer le réel par l’impossible », c’est-à-dire par des
lois qui semblent a priori contradictoires avec
l’observation. Prenons l’exemple de la chute des corps
: chacun voit bien que les corps lourds tombent plus
vite que les corps légers. Ce constat empirique dicte une
loi de la chute des corps apparemment indiscutable.
Pourtant, en 1604, Galilée est venu la contester,
expliquant qu’à rebours des observations ordinaires, tous
les corps tombent en réalité de la même façon, avec
rigoureusement la même vitesse, quelle que soit leur
masse. D’où vient que nous ne voyons pas les choses se
dérouler ainsi ? De ce que la gravité n’est pas la seule
force en présence dès lors que l’expérience ne se déroule
pas dans le vide : s’ajoutent à elle des effets liés à la
résistance de l’air, laquelle n’agit pas sur les corps lourds
comme elle agit surles corps légers. Voilà pourquoi nous
ne voyons pas les boules de pétanque tomber comme les
balles de tennis. En somme, la véritable loi de la chute
des corps oblige à réinterpréter les observations que nous
pouvons faire dans la vie quotidienne.

Je connais bien peu de choses en matière de rugby, même


si j’ai pu suivre in extremis quelques cours de mise à
niveau grâce aux journalistes de L’Équipe qui m’ont reçu
gentiment et expliqué deux ou trois règles essentielles.
Mais j’ai vu quelques grands matchs - notamment le
fameux drop de 2003, en direct. Et j’ai alors eu
l’impression que le pari du rugby était comme l’envers
de celui de la physique : non pas d’expliquer le réel
par l’impossible, mais de démontrer l’impossibilité de
l’impossible par le réel. Je m’explique : vous êtes joueur,
un ballon vous arrive dans les mains, je ne sais comment,
et tout d’un coup, il semble prendre une valeur infinie,
ce ballon, car dans l’espoir féroce de s’en saisir des types
vous tombent dessus, dont les masses flirtent parfois avec
le quintal. Et malgré cela, sans qu’on comprenne bien
comment, vous parvenez à faire une passe miraculeuse
ou à exécuter un drop magique... Ce que je veux dire,
c’est que vous faites là des choses qui semblent
rigoureusement impossibles, mais puisque vous les
faites, c’est qu’elles ne sont pas tout à fait impossibles...
D’un geste, vous démontrez donc dans le réel
l’impossibilité de l’impossible.

Jonny WILKINSON : Je voudrais d’abord te rassurer : moi


aussi, je comprends juste deux ou trois règles, c’est tout !
Tu parles du drop de 2003 : j’ai passé beaucoup de temps,
avant, sur le terrain d’entraînement, à faire des drops et
des drops, je ne sais pas combien...

C’était la finale de la coupe du monde de 2003. On est


en deuxième période de prolongation : il reste trente
secondes à jouer, les deux équipes sont à égalité,
Australie et Angleterre, et vous passez le drop qui fait
gagner l’Angleterre... sur votre mauvais pied - je tiens à
le préciser : vous êtes gaucher et vous le passez du pied
droit.

Jonn y WILKINSON : Oui, c’était en Australie, dans le


plus grand stade où j’aie jamais joué. J’avais donc passé
beaucoup de temps sur la pelouse d’entraînement. Et
pendant le match, à la dernière minute, au dernier
moment, le ballon est arrivé dans mes mains. C’était à
moi de faire quelque chose, et ce quelque chose, je l’avais
imaginé je ne sais combien de fois ! On se dit souvent,
sur le terrain - pas seulement moi, tous les gars : « Est-
ce que je serai prêt pour la fin de la coupe du monde ?
C’est la fin de la coupe du monde, il reste trois, deux, une
minute, et c’est pour moi... » Le plus bizarre est que ça se
soit vraiment passé comme ça. En fait, je pense que c’est
nousqui décidons l’impossible et qui le faisons arriver. Du
coup, je me demande si c’était réel. Est-ce que le monde
est réel ? Est-ce qu’il est possible de créer quelque chose
comme ça ? Je me demande souvent si le monde n’existe
pas juste dans ma tête, j’espère que non...

Jean ILIOPOULOS : Le rugby est un jeu beaucoup trop


compliqué pour qu’on puisse vraiment l’analyser du point
de vue physique et mathématique. C’est en revanche
possible avec des jeux beaucoup plus simples, comme
le billard. Au billard français, comme vous le savez, on
pose trois boules sur la table et il faut arriver, avec une
boule, à taper les deux autres. De grands spécialistes y
parviennent, et c’est quelque chose qu’on peut calculer.
C’est d’ailleurs un très bon problème à donner aux élèves
: « Soit une configuration un peu bizarroïde, calculez avec
quelle précision on doit taper la première balle pour être
sûr de réussir à toucher les deux autres. » La plupart des
configurations sont telles que la précision avec laquelle
vous devez taper sur la première boule dépasse la
résolution angulaire de l’œil. Et je suis prêt à parier tout
ce que vous voulez que la précision avec laquelle Jonny
Wilkinson tape sur le ballon de rugby dépasse de loin la
résolution angulaire de l’œil. Il ne s’agit pas de résoudre
l’équation du mouvement pour trouver comment
marquer, le problème n’est pas un problème strictement
mathématique. Jonny Wilkinsonnous a dit qu’il répétait
mentalement ses gestes plusieurs fois : les grands
champions font comme ça, et on en a un exemple ici.

Étienne KLEIN : Pour en revenir au hasard, je pense


qu’il s’agit d’une notion relative, au moins dans le cadre
du rugby : tout dépend du joueur. Si je tape dans un
ballon, moi qui n’ai jamais joué au rugby, la probabilité
qu’il aille dans une direction donnée est la même... pour
toutes les directions ! J’ai ce qu’on pourrait appeler un
« coup de pied isotrope ». Mais pour Jonny Wilkinson,
le mouvement semble au contraire complètement
déterminé, il n’y a aucun hasard dedans. Tout y est
entièrement fixé par l’action parfaitement ajustée de la
force du pied sur le ballon, la résistance de l’air, etc.
Son travail à l’entraînement consiste, j’imagine, à faire
en sorte que le déterminisme de son geste soit explicite
et si possible total, alors que dans le mien il n’est jamais
qu’implicite, masqué et partiel.

J’aurais une autre question pour Jonny. Les journalistes


de l’Équipe qui m’ont formé au rugby hier dans un cours
express m’ont dit que quand vous tirez non pas un drop
mais une pénalité, vous commencez par former dans
votre esprit l’image mentale d’une jeune fille entre les
poteaux...

Jonny WILKINSON : On s’arrête là.

Étienne KLEIN : ...à laquelle vous avez donné un prénom


et qui mange une glace ou boit du Coca, c’est selon.
Le but que vous vous donnez serait, à ce qu’on dit, de
dégommer la boule de glace de cette jeune fille. Je
voudrais savoir si ce sont de simples racontars ou si c’est
quelque chose que vous êtes prêt à dire en public.

Jonny WILKINSON : Oui. Malheureusement, une grande


partie de ce que vous dites est vrai ! C’est mon entraîneur
de tir aux buts qui m’a donné l’idée. Quand on s’entraîne,
on vise « le meilleur du meilleur ». Ça veut dire qu’on
ne fait pas seulement passer le ballon entre les poteaux,
mais exactement au milieu. Pour y arriver, on fixe certains
sièges dans les tribunes. Puis un siège, un seul siège,
distant de quarante mètres, et on essaie d’aller taper
dedans.

C’est mon entraîneur, pas moi, qui a créé l’image d’une


femme - une jeune fille. Il la voyait avec une glace, moi
avec du Coca Light. Le but est de donner un point très
précis à viser, mais aussi d’aider à la visualisation. Il faut
avoir quelque chose de facile à créer dans sa tête. Ce
stratagème m’a aidé à visualiser le geste entier. D’abord
comme ça, mentalement, puis dans la réalité, avec la
sensation du pied. Le point exact où je vais entrer en
contact avec le ballon, je le sens avant de taper. Dans ma
tête, je vois la trajectoire exacte du ballon. L’intérêt de
m’entraîner mentalement est que de cette façon, jepeux
avoir un entraînement absolument parfait. Il n’y a pas
d’échec possible, et du coup, je crée de bonnes habitudes.
De temps en temps, donc, je pose un ballon par terre
et juste au moment où je m’apprête à taper, j’arrête.
J’enclenche toute la visualisation, je suis la trajectoire
du ballon et je me convaincs que c’était un coup de pied
exactement parfait. Puis j’enlève le ballon et je fais un
autre essai... De cette façon, j’essaie de créer dans ma
tête un monde qui corresponde exactement au monde
réel. De faire correspondre les deux : images mentales et
réalité. Comme je le disais tout à l’heure, la finale de la
coupe du monde, je l’ai imaginée un très grand nombre
de fois, avant. Et les choses se sont déroulées, peut-être
pas exactement comme je l’avais imaginé, mais pas loin.

François Jacob raconte que le biologiste Jacques Monod a


découvert la structure de certaines protéines en essayant
de « se mettre dans leur peau » pendant plusieurs
semaines. Visiblement, c’est un peu le même type de
démarche. Est-ce que vous devenez mentalement le
ballon, en quelque sorte, au moment où vous le tapez,
pour trouver le bon coup de pied ?

Jonny WILKINSON : Oui, j’essaie de me connecter avec


tout ce que je fais. Je mets ma force dans le ballon
maiscette force continue à agir ensuite, et la trajectoire
du ballon fait partie de moi, le geste fait partie de moi...
Je me vois comme le ballon, comme le résultat obtenu par
mon coup de pied. Dimanche soir, j’ai raté un coup de
pied. Je fais partie de ça aussi ; c’est difficile, mais on ne
peut pas avoir l’un sans l’autre.

Je pense qu’il est possible d’exercer un effet sur quelque


chose de plus éloigné, avec la même précision. Pour moi,
on est tous connectés, tous les mêmes, tous créés avec
les mêmes particules. C’est pourquoi j’aime penser qu’on
peut produire un effet de l’autre côté du monde - un effet
instantané.

Étienne Klein, vous avez peut-être du mal à vous voir en


ballon de rugby, mais est- ce que vous arrivez à vous voir
comme un proton ?

Étienne KLEIN : Non. Un proton est une particule


composite, faite de quarks et de gluons en interaction,
donc je ne me risquerai pas à en former une image
précise. Mais imaginer ce qu’est un électron, par exemple
dans l’expérience dite « des fentes de Young », voilà un
défi en forme de casse-tête sur lequel nous sommes tous
tombés. La conclusion est qu’il faut renoncer à se faire
une image concrète de l’électron. La physique quantique
se révèle être une physique iconoclaste qui oblige à
critiquer toutes les images qu’on essaie de se faire des
objets quantiques.

Prenons un autre exemple, celui de l’antimatière : qu’est-


ce au juste qu’une antiparticule, par rapport à une
particule ? C’est une question que je me suis posée dès
qu’on m’a parlé d’antimatière dans mes cours. Qu’est-
ce que l’antimatière ? Comment peut-on l’imaginer ?
Mathématiquement, elle est décrite comme une particule
qui remonte le cours du temps. Mais qu’est-ce que cela
peut bien vouloir dire ? De fait, il m’a fallu des années
pour éclaircir le lien qui existe entre matière,
antimatière, causalité, temps. Je peux même dire que
cette question m’a carrément obsédé. Je pense que Jean
aurait beaucoup plus à dire sur l’obsession du théoricien,
car lui n’a pas seulement clarifié un problème, il a prédit
l’existence d’une nouvelle particule : c’est bien plus fort
que de se représenter les particules déjà connues.
Jean me corrigera si je dis des bêtises, mais le problème
qui se posait à l’époque, au début des années 1970,
pouvait se résumer ainsi : on connaissait une particule,
le kaon neutre, qui, d’après ce que l’on savait de
l’interaction faible, devait pouvoir se désintégrer en deux
autres particules, en l’occurrence des muons. Cette
possibilité était prévue par la théorie, mais aucune
observation, aucune mesure, aucune expérience ne
montrait cette désintégration. Le mécanisme GIM0 a été
proposépour expliquer cette contradiction. Plus
précisément, il consiste à compléter la théorie de telle
sorte que la désintégration en question devienne
effectivement impossible. En physique quantique, toutes
les trajectoires possibles s’ajoutent, puisque cette
physique est basée sur la règle de l’addition : tous les
chemins permettant d’aller d’un point A, le point initial,
à un point B, le point final, s’ajoutent et interfèrent,
et c’est leur résultante qui crée la possibilité effective
d’aller du point A au point B. La théorie telle qu’elle
était alors prévoyait que la résultante de tous les chemins
envisageables « amenait à l’essai » si l’on peut dire, en
l’occurrence à la désintégration des kaons neutres en
muons. Pour expliquer le fait que cette possibilité n’avait
pas cours dans la réalité, nos trois physiciens ont imaginé
un chemin supplémentaire tel que sa prise en compte
dans le calcul permettait de compenser l’effet de tous les
autres chemins, de sorte que l’essai devenait impossible.
A ce chemin supplémentaire ils ont associé une nouvelle
particule, qu’ils sont baptisée le quark « charmé »
justement parce que son existence permettait d’annuler
l’amplitude de probabilité de la désintégration du kaon
neutre comme par l’effet d’un charme.

Jea n ILIOPOULOS : Un charme, c’est magique...

Étienne KLEIN : Une sorte d’effet magique, en effet. Je


ne suis pas un créateur en physique, contrairement à
Jean,mais je suis fasciné par ceux qui, dans un contexte
de crise donné, sont capables de trouver une solution
extrêmement audacieuse. Prédire une nouvelle particule,
ce n’est pas si simple que cela ! Peux-tu nous en dire un
peu plus sur la façon dont les choses se sont passées,
Jean ? Quels ressorts de l’imagination sont sollicités pour
aboutir à ce genre de résultat ?

Jean ILIOPOULOS : C’est effectivement une question


d’obsession. Quand il y a un problème, ce problème finit
par t’obséder. Tu vis avec lui, tu ne penses qu’à ça, tout le
temps, et tu essaies d’imaginer toutes les configurations
qui pourraient t’amener à diverses solutions. Nous étions
trois à y penser sans arrêt. Chacun de nous trouvait une
solution par jour, les deux autres lui montraient que ça
ne marchait pas, alors on recommençait, on changeait de
rôle... A un moment, tu tombes sur la bonne idée. Et là,
ça devient tellement simple que tu te dis : comment ai-je
pu être aussi idiot ? Tout à l’heure, vous parliez de hasard
: c’est ça, le vrai hasard. Nous avons eu de la chance...
Mais le plus spectaculaire, c’est après, quand ta solution
devient la réalité. C’était une idée dans ton esprit, et ça
devient la réalité...

Comment êtes-vous parvenus à convaincre la


communauté scientifique ?

Jean ILIOPOULOS : Les scientifiques ont beaucoup de


défauts, mais aussi quelques petites qualités. Entre
autres,celle d’être des gens relativement ouverts,
toujours disposés à se pencher sur une nouvelle théorie,
à examiner ce qui se passe. Au début, c’est vrai, les
physiciens se sont montrés relativement sceptiques, ils
n’y croyaient pas... Mais on a eu de la chance, parce que
l’expérience était relativement facile. C’était une époque
où les expériences prenaient un temps raisonnable.
Maintenant, les gens qui ont une idée doivent attendre
quarante, cinquante ans : les expériences sont si longues
à réaliser, elles sont d’une telle complexité et coûtent
tellement d’argent !

Étienne Klein, vous êtes professeur à l’École Centrale.


L’innovation est devenue une matière, enseignée aux
étudiants. Comment peut-on apprendre à innover ?

Cette question s’adresse aussi à Jonny Wilkinson, qui


innove en permanence...

Étienne KLEIN : Le concept d’innovation recouvre tant


de formes que ses contours ne me semblent pas bien
définis : il peut s’agir d’introduire de nouveaux produits,
d’adopter de nouveaux processus de production, d’ouvrir
de nouveaux marchés, de découvrir de nouvelles
ressources énergétiques ou de nouvelles matières
premières, de mettre en place de nouvelles formes
d’organisation.. . A l’évidence, si la technologie intervient
dans la plupart des processus d’innovation que je viens
derappeler, elle n’en constitue pas nécessairement le
cœur. L’innovation est d’ailleurs souvent considérée
comme un simple stimulant de l’économie, une façon
d’augmenter la valeur ajoutée au sein du système de
production et de commercialisation. Or, ce que
produisent les chercheurs et les ingénieurs, ce sont des
inventions, c’est- à-dire des idées ou des appareils inédits
qui diffèrent qualitativement de ce qui existe déjà. C’est
pourquoi, à rebours de certains discours à la mode qui
voudraient autonomiser l’innovation par rapport à la
science, je ne parviens guère à reconnaître de
l’innovation là où je ne vois nulle invention. Accordez-
moi que le seul fait de peindre en rose les coques des
téléphones portables dans le but de séduire le public
féminin ne constitue pas une innovation
transcendantale... A mon avis, l’innovation réclame,
comme la science, qu’on laisse libre cours à des
spéculations désintéressées.

Je ne crois pas que la créativité soit une affaire de


recettes qu’il suffirait d’appliquer, et c’est pourquoi elle
est si difficile à enseigner. Les inventions sont toujours
l’aboutissement de processus entremêlés, labyrinthiques,
non-linéaires, qui laissent plus ou moins de place au
hasard, aux événements vécus par ceux qui les font, à
leur imaginaire, aux rencontres qu’ils font, à leurs
connaissances préalables, à leur culture. Regardez les
grandes découvertes du XXe siècle, notamment en
2
physique : comment Einstein a-t-il découvert E = me ?
Comment Niels Bohr a-t-ilproduit son modèle d’atome ?
Comment Dirac a-t-il prédit l’existence de l’antimatière
? Comment les GIM ont-ils deviné l’existence du quark
charmé ? Les ressorts de la création ont été différents
dans tous les cas, au point que si vous proposez une
règle générale, on pourrait sans doute lui trouver assez
rapidement un contre-exemple.

Jonny, on sait que vous restez parfois plusieurs heures


après un entraînement collectif pour répéter vos coups
de pied, etc. Paradoxalement, quand on vous voit jouer
sur le terrain, vous débordez de créativité et d’innovation.
Comment conciliez-vous la répétition constante du même
geste avec la capacité à innover et à créer sur un terrain
de rugby ?

Jonny WILKINSON : Je ne suis jamais satisfait par ce


que je fais sur le terrain. C’est pour cette raison que je
continue à travailler longtemps après les entraînements,
des séances de deux ou trois heures. Mon but, c’est
d’essayer de créer un climat de sécurité autour de moi, de
fabriquer des habitudes fortes et utiles sur lesquelles je
puisse m’appuyer. Pendant un match, il y a des moments
où on doit réagir très vite, faire des choix immédiats. On
peut peut-être parler d’un sixième sens, mais je pense
que c’estsurtout le résultat de tous les entraînements.
Beaucoup d’entraînement, un peu d’instinct, un peu
d’ouverture d’esprit : pour moi, c’est le secret.

On doit mériter le succès pour l’obtenir. Il faut donc


travailler. Mais en même temps, il faut rester ouvert à
toutes les possibilités sur le terrain. La préparation est un
tremplin pour créer des moments plus... spéciaux.

Vous parlez de sixième sens. On va regarder l’extrait n°


1, le match du RCT contre le Racing, dimanche dernier1.
Vous recevez une passe de votre n° 9, vous vous préparez
à faire la passe et au dernier moment, changement de
programme : vous décidez de décocher un coup de pied.

On a l’impression que vous avez changé de point de vue :


vous êtes passé du point de vue du joueur sur le terrain à
celui d’un spectateur tout en haut des gradins, capable de
voir cet endroit où la défense n’est pas replacée. Et ainsi,
vous arrivez à les mettre en difficulté...

Jonny WILKINSON : Si on regarde attentivement, on doit


lire la panique sur mon visage ! Ici, c’est une question
d’expérience : on sait que si on a récupéré le
ballon,normalement, ça veut dire qu’il y a des espaces
pour attaquer. L’expérience me disait d’attaquer, de
prendre le ballon et de jouer avec le ballon en main. Mais
très vite, j’ai vu que la défense était en nombre, et que de
notre côté, il n’y avait pas le nombre de joueurs auquel
je m’attendais. Il fallait donc trouver une autre solution,
très vite. Le but de l’équipe était d’avancer sur le terrain
et d’avoir l’occasion de mettre le ballon dans le camp...
Pendant un match, on a des pensées qui tournent dans
la tête, très vite, et il faut choisir une action. J’ai eu
une chance : au moment où j’étais en train de trouver la
solution, le défenseur, lui - je ne sais plus qui c’était -
n’avançait pas. Ce qui compte, dans un cas comme celui-
là, c’est l’expérience, je pense, mais aussi la sensation.
On doit « sentir » les solutions de temps en temps, sans
essayer de les trouver dans sa tête.
Ce qui est vraiment impressionnant, c’est votre capacité
à vous envoler du terrain d’un seul coup pour trouver des
espaces improbables. On ne comprend pas comment vous
voyez ce trou, là, où il n’y a personne. Comment arrive-t-
on à cette maîtrise ?

Jonny WILKINSON : Tout est une question de vitesse,


la vitesse avec laquelle on doit agir. Pour moi, cette
vitessevient avec les séances d’entraînement : on acquiert
des habitudes, qui deviennent des instincts. Une capacité
de penser très vite et de trouver la meilleure solution en
un fragment de seconde. J’ai commis beaucoup d’erreurs,
dans les mêmes situations, pendant des années, et à
force, j’ai appris... Sur un terrain de rugby, la meilleure
façon de progresser, c’est de commettre des fautes. Avec
les fautes, on peut s’améliorer. J’en parle peu, mais j’ai
commis beaucoup de fautes dans ma carrière, au cours
des entraînements et pendant des matchs. Ça m’a fait
mal, très, très mal. Mais la douleur, la déception m’ont
permis d’apprendre plus vite. C’est peut-être ce qui
donne une vision plus large, sur le terrain : on peut voir
des choses grâce aux erreurs passées. Comme je vous le
disais, on a des sensations sur le terrain, pas toujours
des pensées. Il faut d’abord commettre des erreurs pour
apprendre la meilleure façon de faire les choses : en les
sentant.

Ce soir, nous avons la chance d’avoir avec nous un


physicien théoricien et un physicien qui a travaillé à la
construction du LHC. Ne faut-il pas, là aussi, développer
des perceptions particulières pour imaginer une
expérience visant à prouver l’existence d’objets avec
lesquels on n’a aucun rapport sensible ? Comment passe-
t-on de la théorie à l’expérience ?

Étienne KLEIN : Très bonne question. Vous parliez à


l’instant du LHC, dont la construction a été décidée en
1993. Aujourd’hui, cette machine fonctionne
parfaitement. Tout est parti d’un problème théorique :
« D’où vient que les particules ont une masse ? » Pour
traiter les interactions fondamentales, les physiciens
utilisent ce qu’ils appellent le « modèle standard », un
cadre théorique qui s’appuie sur un certain nombre de
principes de symétrie très efficaces du point de vue des
prédictions qu’ils permettent de faire. Mais ces principes
élégants posent aussi un problème irritant. Ils impliquent
en effet que les particules élémentaires doivent avoir...
une masse nulle, c’est-à-dire n’opposer aucune résistance
au mouvement ! C’est effectivement le cas du photon,
mais pas du tout celui des autres particules, électrons,
quarks, neutrinos... Cette contradiction flagrante entre la
théorie et l’expérience aurait pu être rédhibitoire pour la
théorie : comment, en effet, lui accorder du crédit si ses
implications sont contredites par les faits ? Ne mériterait-
elle pas qu’on la jette immédiatement aux oubliettes ?
Mais c’est précisément au moment où pareille tentation
surgit en notre esprit qu’il faut se souvenir de la leçon
de Galilée : une loi physique peut être exacte tout en
énonçant le contraire de ce que nous observons ou
mesurons. « Expliquer le réel par l’impossible »... Et de
fait, la contradiction entre les prédictions du
modèlestandard, qui indiquent que les particules ne
sauraient être massives, et le fait que les particules sont
effectivement massives, a pu être résolue au sein même
du modèle standard, dans les années 1960. La solution,
qui n’est encore que théorique, a été proposée par trois
physiciens : d’abord deux Belges, François Englert et
Robert Brout, puis, de façon indépendante, un Écossais,
Peter Higgs. Leur idée est que les particules élémentaires
de l’univers sont en réalité sans masse, mais heurtent
sans cesse des « bosons de Higgs », présents dans le vide
quantique occupant tout l’espace, ce qui ralentit leurs
mouvements de la même façon que si elles avaient une
masse. Dans ce contexte, dire d’une particule qu’elle est
très massive revient à dire qu’elle interagit très fortement
avec le boson de Higgs, subit sans cesse des collisions tel
un homme pressé qui traverse une foule compacte, ce qui
lui confère une inertie apparente. On devine l’étonnant
raccourci qui relie la démarche de Galilée à celle de nos
trois physiciens : le premier expliquait que c’est parce
que les corps qui chutent ne tombent pas dans le vide
mais interagissent avec l’air ambiant que nous ne les
voyons pas tous choir avec la même vitesse ; les seconds
racontent que c’est parce que les particules, qui sont
toutes de masse nulle, interagissent plus ou moins
fortement avec le vide quantique qu’elles nous semblent
avoir des masses différentes. Dans les deux cas, c’est
à caused’interactions qu’ont les objets avec leur
environnement que nous leur attribuons des propriétés
qu’en réalité ils ne possèdent pas - ou des comportements
qu’ils n’auraient pas si cet environnement n’existait pas.

Le problème est que personne n’a jamais observé le bo-


son de Higgs lors d’une expérience pour confirmer cette
théorie. Existe-t-il vraiment ? Le principal danger qui
guette les théoriciens est, on le sait, de voir des fées au
fond du jardin. Dès lors, comment détecter le boson de
Higgs ? En construisant un collisionneur de particules
capable d’atteindre des niveaux d’énergie très élevés,
permettant ainsi d’explorer toute la gamme de masses
dans laquelle le boson de Higgs est censé se trouver. Le
LHC est cette machine.

Dans un projet aussi gigantesque - le LHC fait 27


kilomètres de circonférence...-, une forme d’intelligence
collective se manifeste. Elle démontre les capacités de
l’humanité à maîtriser un niveau de complexité qui
pouvait paraître rédhibitoire. En la matière, nos limites
ne sont pas connues a priori : on ne pourra les découvrir
qu’en allant y voir.

Jean Iliopoulos, lorsque vous et les deux autres physiciens


du GIM avez eu vos idées, pensiez-vous aussi à la façon
dont vous alliez les expérimenter ?

Les physiciens théoriciens anticipent-ils l’expérience ?

Jean ILIOPOULOS : Non. C’est le métier de


l’expérimentateur de concevoir et de réaliser
l’expérience. Je ne suis pas expérimentateur. Mais ce
n’est pas vrai de tous les domaines de la physique : il
arrive que la même personne conçoive la théorie et
réalise l’expérience, parce qu’aussi bien l’une que l’autre
sont plus simples. Dans mon domaine, celui de la
physique des particules, les techniques théoriques, qui
sont des techniques mathématiques, deviennent de plus
en plus sophistiquées et compliquées. C’est toute une vie
qu’il faut leur consacrer. De même pour les techniques
expérimentales, qui deviennent d’une complexité inouïe.
Lorsque les expériences, je pense par exemple à Atlas,
réunissent en tout près de cinq mille personnes - deux
mille physiciens auxquels s’ajoutent les techniciens, les
ingénieurs, etc. qui sont derrière - personne ne peut les
faire seul.

Le travail du théoricien est donc d’imaginer les


conditions qui pourraient conduire à une expérience,
mais pas de la réaliser. A chacun son métier. J’admire les
gens qui font ce travail-là. Le LHC est la machine de tous
les superlatifs : lorsque la machine a été annoncée, j’étais
membre du conseil scientifique du CERN qui approuvait
le LHC. Au début, je me disais : ça ne marchera jamais,
qui pourrait fabriquer ça ? Eh bien, ça marche.
Pourtant,techniquement, cela semblait impensable. Au
niveau de l’informatique, par exemple : pour réunir les
données et les enregistrer, on était dans un ordre de
grandeur supérieur à ce qu’on savait faire à l’époque
; mais on peut le faire aujourd’hui. De même, il était
impossible d’imaginer du matériel électronique capable
de résister à un tel niveau de radiations. Mais les
scientifiques et les ingénieurs ont développé de
l’électronique remplissant ces conditions.

Comme le disait Étienne, tout cela montre qu’il n’y a


pas de limite dans l’intelligence collective de l’espèce
humaine. Si les gens se mettent à travailler ensemble, ils
arrivent à leurs fins.

Pour rebondir sur l’idée d’intelligence collective, Jonny


Wilkinson, on vous présente souvent comme un buteur de
légende, solitaire, concentré, qui marque parfois tous les
points de son équipe - un vrai serial buteur. Or le rugby
est sans doute le sport d’équipe par excellence. Comment
arrivez-vous à concilier cette mise en avant permanente
avec le principe de collectif qui régit le rugby ?

Jonny WILKINSON : Le rugby est le vrai sport d’équipe,


oui. Comme je le disais tout à l’heure, on est
toujoursconnecté. Il est impossible d’avoir des occasions
de marquer un penalty sans les avants : ils méritent les
penaltys, ils travaillent dur, ils donnent tout ce qu’ils ont
pour arriver à ça. Moi, je suis juste le dernier maillon
de la chaîne dans un grand effort collectif. J’ai lu, il
y a longtemps, que la meilleure façon d’atteindre ses
objectifs était d’aider les autres à atteindre les leurs.
C’est ce que je ressens profondément. Je fais ce que
je fais sur le terrain d’entraînement parce que je veux
que l’équipe gagne le match. Je vous le disais : je suis
obsessionnel et je ne peux pas vivre avec des regrets, j’en
suis absolument incapable. Or le plus grand regret que je
puisse avoir dans ma vie est de décevoir les autres. Pour
moi, c’est terrible. En revanche, je suis heureux de faire
le maximum pour eux.

Je déteste les images de moi quand je tape. Je ne les


regarde jamais. Un joueur très connu a dit que le boulot
de buteur était le même que celui du facteur qui dépose
les lettres dans les boîtes. On vous dit : « Aujourd’hui,
tu as marqué 9 sur 9, bravo ! » Mais on n’applaudit
pas le facteur quand il met neuf lettres dans les bonnes
boîtes... Je suis complètement d’accord avec cette vision
des choses. Ce qui donne son sens à ma vie de rugbyman,
c’est ce moment où tous les joueurs se connectent dans
les actions, sans se parler, sans rien dire. Ce moment
si spécial où on est tous sur la même longueur d’onde.
C’est ça que je recherche, quand je joue : cette connexion
avecl’autre, au-delà des actions et des cinq sens. Ce
moment de grâce... Si je joue, si je m’entraîne, c’est pour
pouvoir vivre de tels moments, pas pour taper le ballon
entre les poteaux ou à côté des poteaux.

Jean Iliopoulos, vous nous parliez d’équipes de plusieurs


milliers de personnes... On a souvent l’image du
chercheur solitaire, dans son laboratoire. Comment
parvient-on à rester inventif et passionné dans une
équipe de plusieurs milliers de personnes, qui souvent
signent ensemble le même article ?

Jean ILIOPOULOS : Les milliers de personnes ne font pas


toutes la même chose ! C’est comme en architecture :
une construction compliquée, sophistiquée, est l’œuvre
de plusieurs personnes qui n’accomplissent pas toutes
le même geste. Chacun a son rôle et chacun doit être
inventif. Surtout dans ce type d’expérience, où il s’agit
de repousser les limites : pas seulement techniques, mais
aussi dans l’analyse des résultats. D’autre part, les deux
mille individus ne travaillent pas tous ensemble, ils sont
répartis en petites équipes, et c’est vraiment la créativité
de chacun qui est mobilisée. Ce qui justifie tout à fait
qu’ils signent tous le papier.

Étienne KLEIN : Cela rejoint un peu l’image qu’on peut


avoir du rugby quand on le regarde en simple spectateur
: on sent bien qu’il y a des variables cachées grâce
auxquelles les joueurs sont « intriqués » les uns aux
autres. Ces variables cachées sont des consignes ou des
habitudes de jeu acquises à l’entraînement. Elles sont
connues de tous les membres de l’équipe qui les partage,
et autant que possible inconnues de l’équipe contre
laquelle elle joue. Mais il faut aussi qu’il y ait des
surprises, de la spontanéité, sinon l’organisation du jeu
est facile à décoder et donc à contrer : d’où une espèce de
dialectique entre d’une part le jeu d’équipe et la mise en
scène collective des schémas réclamés par l’entraîneur, et
d’autre part la créativité individuelle de chacun. J’ignore
comment se fait en temps réel la part des choses dans
la tête des joueurs... Vous êtes demi d’ouverture, c’est-
à-dire que quand vous avez le ballon, vous êtes censé
organiser le jeu, lui donner une certaine direction.
J’imagine que dans votre tête, mille et un scénarios
possibles se dessinent. Comme en physique quantique : il
y a plusieurs résultats possibles pour une mesure, mais à
un moment donné il faut bien réduire le paquet d’ondes,
c’est-à-dire actualiser une seule de ces possibilités. Parmi
toutes les options qui s’offrent à vous, vous en choisissez
une, consciemment ou non, qui va déterminer la suite
du jeu. J’ai l’impression qu’au départ d’une action, il y a
beaucoup de déterminisme, avec tout ce qui a été répétéà
l’entraînement - consignes, stratégies... Mais plus
l’action se développe dans l’espace et dans le temps, plus
le hasard prend de la place : on sait de moins en moins
quel va être le comportement des autres, on se fatigue,
sans compter l’aléa du ballon à la forme si bizarre.

Entre nous soit dit, les règles du rugby sont quand même
incompréhensibles. Imaginez des Martiens qui
viendraient nous observer depuis leur soucoupe volante
en restant à une centaine de mètres d’altitude. S’ils
voyaient un match de tennis, je pense qu’au bout de
trois matchs ils en auraient compris les règles ; pour le
football, guère plus ; mais pour le rugby, ils pourraient
passer des années à voir l’intégralité des matchs du top
14, ils ne comprendraient toujours pas les règles du jeu.
D’ailleurs, ils ne verraient même pas le ballon ! Ils
devineront peut-être qu’un objet assez léger est échangé
entre les différents protagonistes, une sorte de « boson
de jauge de l’interaction rugbystique », comme dirait un
physicien des particules. Et très franchement, qui a bien
pu inventer cette espèce de contradiction cinématique
qui consiste à devoir aller de l’avant en ne faisant des
passes que vers l’arrière ? Un Anglais, sans doute...

Je regarde régulièrement le tournoi des six Nations - cinq,


autrefois -, mais sans rien comprendre au jeu. Ce que je
guette, ce sont les moments où de l’ordre semble surgir
du chaos. Des types sont à terre, se chamaillent pour un
ballon dont on ne sait pas trop bien où il peutêtre - mais
visiblement, ceux qui sont à terre savent où il est, eux ! Le
ballon finit par sortir de la nasse et tout d’un coup, une
belle passe tendue l’expédie au loin, les mouvements des
joueurs s’accélèrent, une espèce de musique rythmée se
développe, qui se conclut parfois par un essai.
Puisque nous sommes aussi là pour parler de physique,
je voudrais suggérer qu’on peut aussi faire une lecture
thermodynamique du rugby. L’essentiel de la stratégie
consiste à amener de la température, ou de la force, ou
de l’énergie cinétique, ou de la puissance, ou de la masse
tout simplement, à des endroits où, chez l’adversaire, il
y en a moins. Et donc à créer des déséquilibres de part
et d’autre du terrain. C’est en tout cas avec cet œil-
là que je regarde le rugby. La physique quantique, elle,
me semble plus facilement applicable aux Rolling Stones,
car ils constituent un groupe - une totalité - qui est
manifestement plus que l’ensemble de ses parties...

Jonny Wilkinson, est-ce que vous parta gez, est-ce que


vous comprenez cette vi sion du rugby ?

Jonny WILKINSON : D’abord, j’adore les Rolling Stones


! Et au sujet de l’énergie, je suis d’accord : le rugby est
pour moi un sport d’énergie. L’énergie autour de trente
joueurs sur le terrain. Quand on trouve la meilleurefaçon
d’accumuler, de rassembler l’énergie, quand les joueurs
pensent et bougent dans la même direction, en osmose
- mentalement par la pensée et physiquement avec le
corps - ça crée une échange d’énergie sur le terrain. Ce
n’est pas une question de taille des joueurs : l’énergie
vient de l’esprit et de la connexion qui existe entre eux.
On peut la sentir. Et c’est bizarre, mais on peut aussi
sentir le changement. En anglais, on dit le momentum :
l’impulsion - le changement d’énergie. On n’y peut rien
; il n’y a rien à faire pour empêcher ce changement
d’énergie. Pour moi, ça fait partie des inconnues, de ce
qu’on ne peut pas maîtriser sur le terrain. On essaie
de trouver les bonnes tactiques pour avancer, pour ne
pas reculer... La saison dernière, on avait des joueurs
venant de partout : la moitié ne parlaient pas la même
langue, il était donc impossible qu’ils se comprennent sur
le terrain. Mais il y avait quelque chose entre nous, je
ne sais pas comment l’expliquer, dont on voyait l’effet.
C’était incroyable. Quelque chose qui n’a rien à voir avec
l’entraînement, quelque chose d’impossible à enseigner
par les entraîneurs. Je pense qu’ils étaient exactement
comme nous, les entraîneurs : ils se demandaient d’où ça
venait, cette osmose stupéfiante.

On peut aussi sentir l’énergie dans les vestiaires : une


énergie d’angoisse. Mais sur le terrain elle se transforme
pour devenir une énergie très positive. C’est bizarre...
Jonny Wilkinson, quand on est un professionnel du rugby,
payé pour se lever et aller à l’entraînement tous les
matins, comment conserve-t-on la passion qui vous a fait
choisir le rugby comme un choix de vie ?

Jonny WILKINSON : Je pense avoir quelque chose en


commun avec les professeurs de physique quantique
réunis ici : pour moi, le rugby, c’est la vie en miniature.
Ce n’est pas un sport, ce n’est pas un boulot, c’est une
façon de vivre. J’ai les mêmes valeurs quand je joue que
dans ma vie quotidienne. Je ne me lève pas le matin pour
aller au boulot mais pour apprendre, pour essayer de
progresser. Tout ce que je fais avec l’équipe se résume à
ça ! J’essaie de donner toujours plus, et de cette façon
j’arrive chaque jour à m’améliorer. C’est cette façon de
vivre avec les autres qui me convient, je suis fait pour ça,
et je n’ai jamais été déçu par une mauvaise réaction. Le
rugby et moi, on reste ensemble tout le temps, et j’espère
que ça va continuer.

On pourrait dire que Jonny Wilkinson est un être


rugbystique. Et vous, Étienne Klein,

Jean Iliopoulos, êtes-vous quantiques ?

Étienne KLEIN : Nous autres physiciens ne sommes pas


physiquement plus quantiques que les autres êtres
humains : la constante de Planck est la même pour tout
le monde. D’un strict point de vue corporel, nous sommes
d’ailleurs plutôt des êtres classiques, au sens de la
physique « classique » : si je lance un être humain dans
l’espace, qu’il soit physicien ou non, il aura une
trajectoire parfaitement déterminée, exactement comme
une particule classique. C’est d’ailleurs un grand
problème, qui a été en partie résolu, de comprendre
pourquoi, à l’échelle microscopique, le monde est
quantique tandis qu’à l’échelle macroscopique, il est
classique.

En tout cas, une chose est certaine : les particules


quantiques ne pourraient pas jouer au rugby. « Rugby »
et « quantique », c’est presque une contradiction dans
les termes. Car à l’échelle microscopique, les joueurs ne
pourraient pas se faire de passes précises. Ils pourraient
certes marquer des essais - ce serait même possible par
simple effet tunnel -, mais ils se disputeraient pour savoir
si le ballon est de ce côté-ci de la ligne ou de ce côté-là.
Il y aurait de très sérieux problèmes d’arbitrage... Mais je
pense que psychiquement, nous sommes tous quantiques,
au sens où, comme les particules, nous sommes souvent
dans un état superposé ; dans notre esprit peuvent
cohabiter des envies contradictoires, des idées
conflictuelles, et régulièrement nous devons faire des
choix, c’est-à-dire réduire notre paquet d’ondes. La vie,
c’est cela : développer des possibilités puis faire des
choix, se disperser puis se réduire. Toute
proportiongardée et en se méfiant des métaphores qui, en
l’occurrence, peuvent être dangereuses, ou des analogies
trop appuyées, il y a quelque chose de quantique dans
notre façon de nous situer dans le monde, dans notre
posture existentielle.

Jean Iliopoulos, Jonny Wilkinson vient de nous dire que


pour lui le rugby n’était pas simplement un métier : il vit,
il se lève le matin en pensant à ce que le rugby va lui
apporter, qui nourrit sa vie de tous les jours. Ressentez-
vous la même chose pour la physique quantique ?

Jean ILIO POULOS : Pour la physique en général, oui.


Mais je pense que ce sentiment est assez répandu chez
ceux qui aiment ce qu’ils font avec passion, qu’il s’agisse
de rugby, de physique, de musique ou de peinture. On a
toujours le sentiment de vivre avec « ça ». Ce n’est pas
quelque chose qu’on laisse de côté, qu’on fait pendant
un certain nombre d’heures et qu’on oublie après. C’est
quelque chose qui vous accompagne partout dans votre
vie quotidienne le soir, le matin, à midi, n’importe quand.

Vous venez d’évoquer la peinture, la musique... En rugby


comme en art, on parle de beauté : une belle action,
une bellepasse, de beaux coups de pied. En science aussi,
notamment en mathématiques : une belle équation, une
belle solution...

Que signifie ici le mot « beauté » ? Jonny Wilkinson,


pouvez-vous nous expliquer ce qu’est un beau geste en
rugby ?

Jonny WILKINSON : Ça dépend à qui est posée la


question. Pour moi, la beauté, ce n’est pas le drop à la
fin de la finale 2003 : c’est le chemin qui y a mené, la
façon dont c’est arrivé. Ça a commencé par une remise en
jeu. Le score était à égalité 17-17, l’équipe australienne
venait de marquer une pénalité et il nous restait, je ne
sais pas, peut-être cent secondes pour gagner le match...
En match international c’est déjà difficile, mais contre les
Australiens, en Australie ! Dans les dernières secondes
de la finale de la Coupe du monde, on pouvait être sûr
qu’ils étaient prêts à tout. Il a bien fallu trouver une
solution, la meilleure solution. Et c’est quelque chose
qu’on a accompli tous ensemble, tous sur la même
longueur d’onde. Chacun savait quel était son job. On a
commencé par la remise en jeu qu’on a tapée dans un
coin de leur terrain : sachant qu’ils allaient chercher la
touche, on aurait la balle à 45 mètres de leur ligne de but.
Du coup, lors de la touche, nos avants ont gagné le ballon
pour qu’on puisse avancer sur leur moitié de terrain. Sur
une touche, c’est le talonneur qui doit lancer leballon,
tandis que les autres avants soulèvent le sauteur. Ils ont
fait ça très bien, avec précision. Ensuite on m’a passé
le ballon, je l’ai donné à mon voisin qui l’a pris et a
avancé. Tous les joueurs de notre équipe étaient dans la
même zone. Impossible de dire comment ça a pu se faire,
mais nos quinze joueurs bougeaient ensemble comme
s’ils suivaient une partition déjà écrite. C’était étrange.
Notre demi de mêlée a feinté la passe pour provoquer
une brèche dans la ligne de défense adverse. Il a tenté
le un contre un pour aller marquer l’essai, mais ça n’a
pas marché. Ensuite, les avants ont provoqué un
regroupement pour avancer. Martin Jones, le capitaine, a
décidé de prendre le ballon encore une fois parce qu’il
voyait que la défense adverse était montée pour empêcher
toute tentative de drop. Pendant ce temps, à chaque
seconde, j’étais conscient que c’était moi, au bout de la
chaîne, qui devrais taper le ballon. Et ça s’est fait, juste
trente secondes avant la fin du match ! Pour moi, la
beauté, il faut la voir dans tout le déroulement de cette
action, pas dans le geste final. Ce qui est beau, c’est
cette capacité d’agir, de se connecter avec les autres, de
trouver un moyen de communiquer avec eux plus profond
que les mots et les signes. Et ça, c’est le résultat des
entraînements bien sûr, mais aussi du temps qu’on a
passé ensemble dans les restaurants, dans les hôtels... La
beauté, ce n’est pas un geste isolé mais la connexion de
tous les joueurs.

Étienne KLEIN : En physique aussi, la beauté est une


grande affaire, car les physiciens se sont souvent
demandé si la beauté d’une théorie mathématique
pouvait suffire à garantir sa « véracité physique ». Cette
question n’a jamais cessé de les diviser. Il y a toujours
eu une tension irréductible entre les esprits captivés par
le charme des belles théories et ceux, plus sobres, qui
insistent surtout sur la capacité de ces mêmes théories
à nous apprendre des choses exactes sur la nature. Pour
les premiers, le Beau et le Vrai sont deux facettes d’une
même réalité, de sorte que l’esthétique doit être érigée
au rang de principe méthodologique. Ainsi pensait Paul
Dirac, l’homme qui élabora en 1928 l’équation qui lui
permit de prédire l’existence de l’antimatière. A ses yeux,
l’élégance d’une équation demeurait le meilleur gage de
son exactitude : dès lors que l’équation est belle, la
question de son adéquation à l’expérience n’est plus que
de seconde importance. La beauté finit toujours par
l’emporter.

Pour les seconds, plus pragmatiques, pareille position est


devenue impossible à défendre, car l’histoire même de la
physique l’a maintes fois démentie. On ne compte plus
les « belles » théories physiques qui ont échoué sur de
minables petits faits. De tels physiciens considèrent que
la beauté, à la fois subjective et soumise à des variations
historiques, ne saurait constituer un critère objectif
enphysique. Des idées trop arrêtées en matière
d’esthétique peuvent même induire en erreur. En
physique aussi, le premier but est de « marquer des essais
», c’est-à-dire en l’occurrence d’entrer en contact avec la
réalité physique, et quand c’est le cas, on invente toujours
un argument rétrospectif permettant d’affirmer après
coup qu’en définitive, l’action a été « belle ».

Jean ILIOPOULOS : On a toujours du mal à définir la


beauté. Tu citais la réponse de Dirac : « Si vous travaillez
dessus, vous reconnaîtrez tout de suite que c’est beau ».
Sa réponse vaut également pour l’art : si on manque de
culture artistique, on sera probablement moins sensible
à telle ou telle beauté. Idem pour le sport... La première
fois que j’ai regardé un match de rugby, je n’ai pas trouvé
ça beau, parce que je ne reconnaissais pas les gestes. Il
m’a fallu du temps pour comprendre qu’il y avait quelque
chose de plus que le contact physique - qui est la
première chose qu’on perçoit. Une fois ce premier
moment dépassé, on se rend compte qu’il y a une beauté
de l’ensemble, de toute l’équipe, de son évolution sur
le terrain. Cela dit, à propos de symétrie, il n’est pas
évident que l’image la plus belle soit la plus symétrique.
Prenez le visage d’une jolie fille : ce n’est pas forcément
la symétrie parfaite qu’on trouvera la plus jolie. Ça reste
indéfinissable...

C’est pourtant ce qui vous a inspiré, entre autres, pour


trouver le mécanisme de GIM, non ? La recherche d’une
symétrie...

Jean ILIOPOULOS : Non, pas du tout : nous n’obéissions


qu’à des raisons pratiques expérimentales. Vous savez,
la démarche des physiciens, des scientifiques, consiste
à essayer de comprendre comment fonctionne la nature,
rien d’autre ! Il y avait un problème expérimental sur
lequel on se cassait les dents. Il s’est avéré que la solution
était plus symétrique, plus jolie d’une certaine façon,
voilà tout.

Jonny Wilkinson, Étienne Klein disait qu’une belle théorie


n’est pas forcément une théorie vraie. Peut-on dire la
même chose du rugby ? Est-ce qu’une belle action est une
action qui marche, ou pas forcément ?

Jonny WILKINSON : J’ai fait beaucoup de choses qui


étaient sans doute très belles, mais que je n’ai pas
réussies. Et j’ai dû changer ma conception de la
perfection : cette quête impossible me causait trop de
problèmes, je n’arrivais plus à vivre en paix dans ma tête.
Le monde est très bien tel qu’il est. Je pense maintenant
qu’il est possible d’atteindre en permanence la perfection
dans l’intention.

Cette interprétation change tout : j’essaie de me laisser


conduire à tout instant par la motivation de faire du bien
aux autres et de m’améliorer. Je donne tout. Après, que
cela réussisse ou pas, que le ballon tombe ici ou là, ça
m’est un peu égal. Ce n’est pas l’important. L’important
est que je l’aie fait avec une bonne intention. De cette
façon, je peux atteindre une forme de perfection et
j’arrive à dormir un peu mieux le soir. L’intention est tout
ce qu’on peut maîtriser, la seule forme de perfection qui
soit à notre portée.

Étienne KLEIN : S’il n’est pas important que le ballon


tombe ici ou là, alors je vais pouvoir me mettre
sérieusement au rugby ! Mais pour en revenir au drop
de 2003, qui est notre exemple canonique pour la soirée
: si vous l’aviez mis à côté, je pense que l’action aurait
été globalement jugée moins belle... On ne l’aurait pas
montrée ce soir, par exemple ! En sport, l’issue d’une
action est son juge.

FIN

0 - Le mécanisme de GIM (Glashow, Iliopoulos,


Maiani), proposé en 1970, postule l’existence du quark
charmé, qui sera confirmée par l’expérience quatre ans
plus tard.

1 - Dimanche 9 janvier 2011.

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