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56 Dossier : la mémoire dans la peau

Vers une  
« mémoire positive »
En avril de cette année 2014, le Rwanda marquera la 20e
commémoration du génocide des Tutsi. Cet évènement sera
sans aucun doute un bon indicateur de la relation de l’État
rwandais avec le souvenir du génocide. Nous pouvons déjà
noter que de gros moyens ont été déployés par les organismes
en charge des préparatifs pour donner un ton international à
l’évènement1. Mais cela sert-il réellement la mémoire ?
Par Florence Rasmont
Doctorante en histoire - ULB

Cette commémoration est l’occasion de qui gère les questions de mémoire


revenir sur l’évolution de la mémoire depuis 1995, organise en collabo-
nationale du génocide des Tutsi au ration avec d’autres ministères une
Rwanda. Celle-ci occupe une grande grande cérémonie de commémora-
place dans l’identité nationale rwan- tion nationale.
daise post-génocide. C’est un phéno-
mène social et politique complexe, en L’État semble
perpétuelle renégociation. Il ne faut
néanmoins pas y voir un phénomène résolument vouloir
exclusivement rwandais. Toutes les
1 Voir le site de la nations se sont un jour approprié le
se tourner vers une
CNLG (Commis- souvenir d’évènements passés à des fins
sion nationale de politiques et nationalistes. Le Rwanda
mémoire « positive ».
lutte contre le
génocide) : www. ne fait pas exception. En avril 1995, le site qui accueille
cnlg.gov.rw ; ainsi la première commémoration est la
que le site excep- Tutsi inconnu colline de Rebero, en périphérie de giyimana. La mise en terre d’un mort Remember, Unite, Renew
tionnellement Kigali. Il s’agit d’une colline ayant tutsi et d’un mort hutue symbolise
créé pour la 20e S’intéresser à quelques caractéris- accueilli une bataille décisive pour la reconnaissance de la souffrance Dans les années qui suivent, les orga-
commémoration :
www.kwibuka. tiques de l’évolution des commémo- la prise de Kigali par le FPR, le ter- des deux communautés. À l’époque, nisateurs vont mettre davantage
org. rations nationales annuelles permet rain ayant appartenu au président on ne nomme pas officiellement les l’accent sur les sites du génocide.
2 L’association de mettre en évidence le caractère de l’ancien régime, Juvénal Habyari- victimes tutsies du génocide. La Ils mettent en avant d’importants
nationale des res- évolutif de la mémoire. Les commé- mana. Quelque 6 000 victimes y sont mémoire est prise en tenaille dans le lieux de massacres, comme l’indique
capés Ibuka res- morations nationales du génocide enterrées et ce jour-là, le président de paradoxe de la réconciliation. Aussi, la cérémonie de 1996 à l’école de
pecte cependant sont célébrées depuis 20 ans par une la République, Pasteur Bizimungu, le lieu choisi pour accueillir la pre- Murambi, celle de 1998 à Bisesero où
le deuil jusqu’à
la célébration du
semaine de deuil national autour procède à l’inhumation d’un mort mière commémoration est plus sen- celle de 1999 à Kibeho. La plupart
jour de libération, du 7 avril, date du début des mas- tutsi inconnu et de l’ancienne Pre- siblement lié à l’histoire de la guerre de ces sites s’affirment aujourd’hui
le 4 juillet. sacres2. Le ministère de la Culture, mière ministre hutu Agathe Uwilin- qu’à celle du génocide. comme les plus emblématiques du
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génocide. On peut y voir une straté- la très longue période de transition


gie tout à fait consciente de la part politique post-génocide et la nais-
des organisateurs. Lors de chacune sance du nouveau Rwanda, fort de
de ces cérémonies, il est procédé à sa nouvelle Constitution et de l’élec-
l’enterrement de dizaines de mil- tion au suffrage universel du leader
liers de corps, exhumés des fosses du FPR, Paul Kagame. Le régime
du génocide et inhumés collecti- s’investit plus nettement dans les
vement dans un mémorial officiel. questions de mémoire et affirme
La « mémorialisation » officielle du progressivement sa volonté de célé-
génocide s’est donc construite pro- brer les victimes tutsies en tant
gressivement par un compromis dif- que telles. L’appellation officielle
ficile entre rituel de deuil et rituel de « génocide commis contre les
politique3. Tutsi » est introduite en 2008 dans
la Constitution. C’est en partie une
L’appellation officielle réaction à l’expansion du négation-
nisme. Elle marque également un
de « génocide commis effacement progressif des victimes
contre les Tutsi » est hutues de la mémoire nationale,
tués par assimilation aux Tutsi ou
introduite en 2008 par opposition politique.
dans la Constitution. Depuis 2010, un nouveau changement
est intervenu avec la fin des grandes
Dans les premières années, néan- cérémonies d’inhumations collectives.
moins, l’État reste ambigu en matière Les commémorations sont depuis lors
3 Les corps occu-
pent une grande de mémoire. Le ton conciliateur donné organisées au grand stade Amahoro
place dans la mé- à la première commémoration corres- de Kigali, sans enterrement collectif.
moire nationale pond globalement à celui qui prévau- Cela indique que l’État souhaite pro-
du génocide au dra au Rwanda jusqu’à la fin de la gressivement imposer une rupture
Rwanda.
période de transition en 2003, période avec les inhumations en dignité collec-
Ce trait carac-
téristique est marquée par d’importantes tensions tives, et donc avec les corps du géno-
une conséquence politiques entre le FPR, vainqueur de cide, la douleur et le deuil4. L’État
du processus la guerre civile, et le MDR, parti d’op- semble résolument vouloir se tourner
judicaire qui s’est position hutu dans l’ancien régime. vers une mémoire « positive », dans le
effectué en paral-
sens où le lien avec le passé doit servir à
lèle (les corps sont
des preuves), et Globalement, l’organisation des l’avenir et à la reconstruction du pays
de la lutte contrecommémorations nationales du et de ses habitants. Le slogan officiel
le négationnisme. génocide va subir une évolution de la 20e commémoration –Remember,
4 Les inhuma- très significative à partir de la 10e Unite, Renew– s’inscrit parfaitement
tions collectives édition en 2004, qui tranche par dans ce nouvel esprit.
ont toujours
son ampleur et les moyens mis en
cours dans les
commémora- œuvre. Cette cérémonie, organisée
tions locales de avec éclat dans l’actuel Mémorial
moindre ampleur. national de Gisozi, marque la fin de

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