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Revue économique

Généralisation de l'espérance d'utilité en univers risqué :


représentation et estimation.
Monsieur Jean-Pascal Gayant

Abstract
The classical criterion for decision making under risk, maximizing expected utility, has been generalized to improve its
descriptive power. This generalization allows the deci-sion maker to distort the probabilities. This paper proposes a
representative diagram of the decision process and an expérimental study to estimate the distortion function.

Résumé
Le critère classique de décision individuelle en univers risqué, l'espérance d'utilité, a été généralisé en réponse aux « paradoxes
» expérimentaux. Cette généralisation équivaut à permettre aux agents de « déformer » les probabilités. On montre que la
décision d'un agent fidèle au critère généralisé peut être repré-sentée à l'aide d'un diagramme apte à illustrer des applications
économiques. En outre, une estimation de la fonction de déformation des probabilités est menée auprès d'un échantillon
d'agents.

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Gayant Jean-Pascal. Généralisation de l'espérance d'utilité en univers risqué : représentation et estimation. . In: Revue
économique, volume 46, n°4, 1995. pp. 1047-1061;

doi : https://doi.org/10.3406/reco.1995.409721

https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1995_num_46_4_409721

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Généralisation de l'espérance d'utilité

en univers risqué

Représentation et estimation

Jean-Pascal Gayant

Le critère classique de décision individuelle en univers risqué, l'espérance


d'utilité, a été généralisé en réponse aux « paradoxes » expérimentaux. Cette
généralisation équivaut à permettre aux agents de « déformer » les probabilités.
On montre que la décision d'un agent fidèle au critère généralisé peut être
représentée à l'aide d'un diagramme apte à illustrer des applications économiques. En
outre, une estimation de la fonction de déformation des probabilités est menée
auprès d'un échantillon d'agents.

Classification JEL : D81

Le critère classique de décision dans le risque1, le critère d'Espérance


d'utilité, conduit à des incohérences expérimentales systématiques. La plus célèbre
de celles-ci est connue sous le nom de « paradoxe d' Allais ». Des auteurs,
économistes, psychologues ou mathématiciens, ont tenté d'élaborer un modèle plus
performant du point de vue descriptif, autorisant par exemple les décideurs à
traiter les probabilités de manière non linéaire (on parlera ici de « déformation »
des probabilités). En particulier, le modèle d'Espérance d'utilité dépendant du
rang des résultats (RDEU), développé par Quiggin [1982], Yaari [1987], Segal
[1989] et Allais [1986]2, est une généralisation du modèle classique offrant aux

* Université d'Evry Val d'Essonne, boulevard des Coquibus, 91025 Evry Cedex, et
Centre d'économie mathématique et d'économétrie, Unité associée au CNRS D0924,
Université Paris 1, 12 place du Panthéon, 75231 Paris Cedex 05.
Une première version de cet article a été présentée à la 6e International Conference
for the Foundations of Utility, Risk and Decision Theory (FUR VI), Paris, 15-18 juin
1992. Cette version a été présentée au XLET congrès de l' AFSE, Paris, 29 et 30
septembre 1994.
Je tiens à remercier Michèle Cohen ainsi que deux rapporteurs anonymes pour leurs
précieux commentaires. Toute erreur ou inexactitude subsistant est de mon entière
responsabilité.
l.Le risque est le cas particulier de l'incertitude où les probabilités objectives sont
connues.
2. Ce modèle reprend certaines idées de Kahneman et Tversky [1979]. Ces auteurs
ont, depuis, étendu le modèle dans Tversky et Kahneman [1992] ; il a été axiomatisé par
Wakker et Tversky [1993].

1047

Revue économique — vol. 46, n° 4, juillet 1995, p. 1047-1061.


Revue économique

économistes un outil opérationnel pour formaliser la décision en univers risqué.


Le modèle RDEU est le cas particulier, dans le risque, de l'espérance non
additive d'utilité {Choquet Expected Utility ) que Schmeidler [1989] a développée
dans l'incertain. Il trouve d'ores et déjà des applications en finance (voir, par
exemple, Chateauneuf, Kast et Lapied [1992], Dow et Werlang [1992]) ou dans
le calcul des primes d'assurance (Denneberg [1990]). Dans le cadre de ce
modèle, nous allons proposer une représentation graphique du processus
d'évaluation conduisant à la décision. Une telle représentation, qui est en fait la
représentation d'une intégrale de Choquet [1953] (Dellacherie [1970]), est rendue
possible par la spécification très particulière que prend le modèle non additif en
situation de risque. En outre, nous présentons les résultats d'une étude
expérimentale destinée à estimer la fonction de déformation des probabilités.

FORMALISATION DU RISQUE

Nous nous intéressons au choix d'un décideur entre deux ou plusieurs


« loteries ». Une loterie L est une distribution de probabilité sur un nombre fini
de résultats x\, x2,..., xn (appartenant à R)1. Leurs probabilités respectives

d'apparition sont p\, p2)-> Pn £,P\ = M • Les résultats étant ordonnés,


'
^ i= 1
x\ ^ X2 ** • • • ^ xn » on notera : L = ( jtj, pi ; x2, p2 ',-■ ', xn, pn ). L'ensemble des
loteries est noté X. Les préférences du décideur sur X sont représentées par une
relation « S: » (préféré ou indifférent à) supposée complète, reflexive et
transitive. L'objet d'un modèle de décision est de construire une fonction de valeur
V : X -» U, telle que :

VL, L € X : V(L) s* V(L) <^ L ^ L1.

On dira que V représente les préférences dans X.


On définit l'aversion (faible ) pour le risque de la manière suivante (en
remarquant que cette définition ne dépend pas du modèle retenu) : un agent est
adversaire du risque s'il préfère à toute loterie le gain de son espérance
mathématique E(L) avec certitude (E (L) =px x± +p2x2 + ... +pnxn). Inversement, on
dira qu'il a de la préférence pour le risque, s'il préfère toute loterie au gain de
son espérance mathématique avec certitude.

1. Il existe des formalisations avec un ensemble de résultats ou conséquences plus


général.
2. Une autre définition de l'aversion pour le risque est : entre deux loteries dont l'une
est déduite de l'autre par un « étalement préservant la moyenne » (Mean Preserving
Spread), un adversaire du risque préférera toujours la seconde. Cette notion peut être
qualifiée d'aversion « forte » pour le risque car elle est plus restrictive que la première en
général : si elles se trouvent être équivalentes dans le cadre du modèle d'espérance
d'utilité, elles ne le sont plus dans celui de RDEU.

1048
Jean-Pascal Gayant

LE MODÈLE D'ESPÉRANCE D'UTILITÉ

Dans la théorie classique (l'espérance d'utilité), axiomatisée par von


Neumann et Morgenstern [1944], chaque décideur est caractérisé par une fonction
u : U -> IR telle que, pout tout L appartenant à i£, sa fonction valeur soit
n
U(L) = 2\Piu(xi) • Notons que l'ordre des résultats n'a pas d'importance
i= 1
pour ce critère. La seule fonction u doit rendre compte à la fois de l'utilité de la
richesse et de l'attitude par rapport au risque. Le critère de maximisation de
l'espérance d'utilité conduit à des « paradoxes » expérimentaux qui seront levés
dans le modèle généralisé (RDEU).

LE MODÈLE RDEU

Nous restreindrons notre analyse au cas de loteries à résultats appartenant à


[0 ; M] C R, afin de rendre possible une représentation graphique simple du
processus d'évaluation (l'ensemble de ces loteries sera noté X+). Cette
restriction ne diminue pas la portée du message que délivre le modèle RDEU. La
fonction de valeur d'une telle loterie L e 5E+ s'exprime :

V(L) = [«(*!> -

où m : [0,M] — ¥ R est continue, différentiable, croissante et définie à une


transformation affine positive près ;/est également croissante et définie à une
transformation affine près. Sans perte de généralité, nous pouvons faire l'hypothèse
que/(0) = 0,/(l) = 1 et u (0) = 0 (nous disposons encore d'un degré de liberté
sur m).
La généralisation de l'espérance d'utilité opérée par RDEU permet de
distinguer explicitement l'aversion au risque et la décroissance de l'utilité marginale.
Pour cela, on interprète la fonction u comme une fonction d'utilité mesurant la
satisfaction associée aux différents résultats. La concavité de u, dans ce modèle,
ne doit pas avoir d'interprétation autre que la décroissance de l'utilité marginale
de la richesse. Ces deux notions, auparavant confondues, recouvrent des
phénomènes de nature différente. Ainsi, un agent peut avoir une utilité marginale
décroissante pour les gains (la satisfaction d'obtenir 100 F supplémentaires est
plus faible lorsqu'il a déjà 10 000 F que lorsqu'il n'a que 100 F) et de la
préférence pour le risque (il préfère saisir l'opportunité de participer à la loterie et
conserver une chance d'obtenir un gain important, plutôt que recevoir son
espérance mathématique avec certitude) (Chateauneuf et Cohen [1994], Wakker
[1994]). Tandis que u agit sur les résultats, décrivant l'attitude face aux gains,/
agit sur les probabilités, décrivant l'attitude face au risque.
La spécification de la fonction valeur peut être justifiée par deux types de
considérations.

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Revue économique

- L'agent considère les gains successifs d'« au moins tel résultat

Gain d'au moins Probabilité associée


P1+P2+ ■■•+Pn=1
X2 P2+-+Pn
Pn

En conséquence, l'agent raisonne non sur les probabilités simples mais sur les
probabilités cumulées. Autrement dit, il se base sur la fonction décumulative GL
(où GL (x) = Proba {XL ^ x}, XL étant une variable aléatoire ayant pour
distribution de probabilités L). Nous utiliserons explicitement cette fonction pour
bâtir notre diagramme.
Le décideur est sûr d'atteindre le niveau d'utilité u{x{) ; puis, il peut espérer
atteindre des niveaux d'utilité supérieurs, successivement ufa), ..., u(xn). À
chaque stade, c'est le supplément d'utilité [u(x2) - u(x{)],..., [u(xn) - u(xn _ 1) ]
qui est pris en compte.
- L'agent déforme les probabilités cumulées associées à ces suppléments
d'utilité. Cette déformation est mesurée par/. L'estimation de /est malaisée.
Quiggin [1982] suggère que les résultats extrêmes sont « sur-pondérés » dans
l'esprit des agents, tandis que les résultats intermédiaires sont « sous-
pondérés ». Une fonction de déformation caractérisée par/(p) >p pour les
petites valeurs de p etflp) < p pour les grandes valeurs de p est conforme à cette
intuition.

Figure 1 .

f(p) u(x)

r
M

L'association des deux éléments précédents aboutit à l'expression (1), dans


laquelle chaque supplément de résultat (par exemple xk - xk_ {), pris en compte
au travers du supplément d'utilité (w(jCjt) - u(xk_ j)), est pondéré par la
probabilité cumulée correspondante (pk + ... +pn), elle-même déformée par/
Diagramme représentatif
Le processus d'évaluation que nous venons de décrire peut être illustré.
Rappelons un résultat général : dans le quadrant positif (avec les résultats en
abscisse et les probabilités en ordonnée), l'aire située entre la courbe de la fonction
décumulative GL et les deux axes est égale à l'espérance mathématique de la
loterie L. En effet, l'aire située sous la courbe est :

0^-0) ■ (pl+P2+...+Pn) + (*2-*i) • (P2+---+Pn) +"-+ (xn-xn-0 ' W

i= 1

1050
Jean-Pascal Gayant

Donnons une illustration dans le cas d'une loterie comportant trois résultats :
L = (xhpl ; x2, p2 ; x3, p3) :

Figure 2.

0 *i x2 x3
H| Espérance mathématique de la loterie L

Le système d'axes détermine quatre quadrants, la fonction GL étant tracée


dans celui situé au nord-est et y délimitant une surface d'aire égale à l'espérance
mathématique de L. Nous allons utiliser respectivement les quadrants nord-
ouest et sud-est pour représenter les fonctions / et w, ce qui nous permettra
d'obtenir, dans le 4e quadrant (sud-ouest), la transformée de la surface du
1er quadrant, dont l'aire ne sera autre que V(L). Dans le quadrant nord-ouest
figurera la fonction de déformation des probabilités, après rotation de 90° vers
la gauche ; dans le quadrant sud-est, la fonction d'utilité sera tracée par symétrie
relativement à l'axe des résultats. Les deux fonctions/et u agissent tels des
filtres déformants, transformant l'espérance mathématique de la loterie en V(L).

Figure 3.

1051
Revue économique

L'aire hachurée est égale à V(L). Comparer deux loteries, conformément au


critère RDEU, revient à comparer les aires associées à chaque loterie : l'aire la
plus importante indiquant laquelle des deux loteries sera choisie.
Puisque l'Espérance d'utilité est le cas particulier de RDEU où/est linéaire
(et donc est la fonction identité), ce diagramme est apte à représenter les
préférences d'un agent maximisateur d'espérance d'utilité.
Nous pouvons, à l'aide de ce diagramme, illustrer la résolution d'un
paradoxe de type « Allais » (Kahneman et Tversky [1979]). Proposons à un groupe
d'agents la paire de choix suivants :

Loterie A (3000, 1) contre B(0, 0,2 ; 4000, 0,8)


et
A'(0, 0,75 ; 3000, 0,25) contre B'(0, 0,8 ; 4000, 0,2)

De multiples expériences montrent que la majorité préfère A à B et B' à A'.


Cela est incompatible avec le critère d'espérance d'utilité puisque,
conformément à ce critère :
V(A) = «(3000), V(B) = 0,8 «(4000), V(A) = 0,25 u(3000) et V(B') =
0,2 «(4000).
Donc

V(A) > V(B) « u (3000) > 0,8« (4000) « "


et ((^ > \

V(A') < V(B') <=> 0,25m (3000) < 0,2« (4000) « Uu (4UUU)
^^ < J\

Par contre, le modèle avec déformation des probabilités autorise une telle
paire de choix. Écrivons la fonction V dans cette nouvelle optique :
V(A) = «(3000), V(B) =/(0,8) «(4000),
V(A') =^0,25) «(3000) et V(B') =i(0,2) «(4000).
Ainsi

V(A) > V(B) « « (3000) > /(0,8 ) « (4000) «


et "^^ > / (0,8)

V(A) < V(B') « / (0,25) u (3000) < / (0,2) « (4000) « <


^^y

Rien
r,- ne s > oppose av ce que/(0,8)
„no, < u ;(3000); < J/(0,2)
\ ' . Les
T paramètres w,
« (4000) / (U,25)
/, d'un agent possédant une fonction de déformation de type Quiggin sont
susceptibles de vérifier une telle inégalité. Illustrons cela par la figure 4.
La plupart du temps, les fonctions de déformation telles queßp) <p au
voisinage du point 1 , conduisent à un résultat semblable.

1052
Jean-Pascal Gayanî

Figure 4.

B1

0V|A)
H V(B) V(A) > V(B) V(A') < V(B')

ÉTUDE EXPÉRIMENTALE

Les études expérimentales existantes s'attachent essentiellement à tester les


capacités prédictives comparées de différents modèles de décision. Parmi les
plus récentes, on peut citer Schoemaker [1991], Camerer [1992], Abdellaoui et
Munier [1994], Camerer et Ho [1994] et Carbone et Hey [1994]. Leurs
conclusions sont assez différentes. Schoemaker [1991], à l'aide d'une procédure
originale, aboutit au constat suivant : le modèle EUDRP apporte une amélioration
prédictive relativement au modèle d'espérance d'utilité dans le seul cas des
pertes (et n'apporte rien en ce qui concerne les gains). Cette étude n'est pas
totalement convaincante dans la mesure où Schoemaker utilise, pour construire ses
tests, des hypothèses implicites dépassant le cadre du risque. Camerer [1992],
appuyé par Abdellaoui et Munier [1994], mais aussi Camerer et Ho [1994] à
l'aide d'un processus expérimental différent, concluent, pour leur part, à
l'opportunité du recours au modèle généralisé. Les résultats de Carbone et Hey
[1994], plus favorables au modèle d'espérance d'utilité, ne sont toutefois pas de
nature à remettre en cause les conclusions convergentes des précédents.
L'estimation, à proprement parler, de la fonction de déformation des
probabilités n'a pas fait l'objet d'autant de travaux. Nous retiendrons que les
estimations de Tversky et Kahneman [1992] se sont révélées conformes à l'intuition
de Quiggin [1982] (les petites probabilités sont « sur-pondérées », les grandes
probabilités sont « sous-pondérées ») et que les travaux de Camerer et Ho
[1994] ont mis en évidence, à l'aide d'une méthode différente, des fonctions très
semblables à celles de Tversky et Kahneman. Nous noterons cependant que la
situation du point d'inflexion de la fonction diffère sensiblement dans chacune

1053
Revue économique

des études : Camerer et Ho [1994] le situent explicitement, en moyenne, en


p = 0,3, il apparaît graphiquement chez Tversky et Kahneman [1992] enp = 0,4
et il se trouve implicitement enp = 0,5 chez Quiggin [1982]. Nous allons, pour
notre part, tenter d'estimer les fonctions de déformation des probabilités d'un
groupe de sujets, dans le cas de résultats positifs ou nuls1.

Processus expérimental
La difficulté majeure réside dans la distinction entre la fonction d'utilité et la
fonction de déformation à l'intérieur du processus d'estimation. Quelle que soit
la méthode choisie (révélation de l'équivalent certain, de l'équivalent en
probabilité ou de l'équivalent en loterie), la dissociation des deux effets est difficile
puisque ceux-ci interagissent simultanément sans que l'on puisse isoler l'un ou
l'autre ; la connaissance d'un point de la fonction de déformation dans
l'intervalle ouvert ]0 ; 1[ est une information susceptible de permettre cette
dissociation. Notre première tâche est donc d'évaluer un tel point. L'évaluation que
nous allons proposer sera valide pour les seuls agents possédant une fonction
d'utilité linéaire. La linéarité de u, qui nous ramène au critère de Yaari [1987],
sera testée a posteriori.
Estimation de/(l/2) : la question suivante a été posée à chaque membre d'un
groupe de 59 étudiants :
« Vous venez de gagner un lot à un concours. Des acheteurs potentiels sont
susceptibles de vous racheter ce lot. Dites, pour chacun des trois cas suivants,
quel est le prix minimal à partir duquel vous êtes prêts à vendre votre lot. »
- Lot A : un séjour à Venise avec voyage en avion.
- Lot B : un séjour à Venise avec voyage en train.
J voyage en avion, avec une chance sur deux
- Lot C : un séjour à Venise i
{ voyage en train, avec une chance sur deux
Les réponses à ces trois questions sont respectivement notées R^, Rß et Rç.
Le lot C est une loterie dont Rç. est l'équivalent certain. Nous supposons que le
voyage en avion est une occurrence strictement préférée à celle du voyage en
train. Donc, conformément au modèle RDEU :
V(C) = ii(Rb) +/(l/2) [«(RA) -u(RB)]
V(C)-u(RB)
»/(1/2) =
H(RA)-K(RB)
Pour les agents possédant une fonction d'utilité linéaire, et puisque
V(C) = w(Rc), on a :

KA~KB

1. Il existe une généralisation du modèle EUDRP, due à Tversky et Kahneman


[1992], où le décideur possède deux fonctions de déformation distinctes,/"1" et/~,
relatives aux perspectives de gains et de pertes. L'estimation proposée ici peut s'inscrire dans
l'optique de cette généralisation : la fonction ici estimée serait alors/"1".

1054
Jean-Pascal Gayant

La valeur obtenue est le support de toute l'estimation. À partir de cette


valeur, nous allons estimer les fonctions /et u :
- la fonction /pour donner une idée du comportement vis-à-vis des
probabilités.
- la fonction u pour vérifier la linéarité conformément à notre hypothèse de
départ ;
On peut défendre cette hypothèse de linéarité grâce à un argument avancé par
Tversky [1969] : les sujets se focalisent sur les gains lorsque le choix porte sur
des alternatives proches en termes de probabilité, et, au contraire, se focalisent
sur les probabilités lorsque le choix porte sur des alternatives proches en termes
de gains. On peut dériver de ce constat le raisonnement suivant : une fois
données les réponses aux deux premières questions, le décideur se focalisera sur la
dimension probabiliste dans sa réponse à la dernière question. Ainsi cette
réponse ne serait que faiblement conditionnée par une éventuelle concavité de
la fonction d'utilité. Autrement dit, l'hypothèse de linéarité, sans être
incontestable, n'est pas déraisonnable.
Notre seconde tâche consiste donc à estimer les fonctions d'utilité de chacun
des sujets. La méthode retenue est celle de l'équivalent certain, qui permet de
proposer aux sujets de l'expérimentation des questions relativement simples.
Fonction d'utilité. Une séquence de questions détermine, pour chaque sujet,
l'équivalent certain EQ des loteries L,- (0,1/2 ; xt, 1/2) avec le [1 ; it]. La
première de ces questions est posée pour xk = 50 000 F ; la seconde est posée pour
xjc_ i = CEjt francs ; la troisième est posée pour xk_2 = CEfc_ j... Nous faisons
l'hypothèse (sans perte de généralité) que u(xk) = 1. Puisque pour tout i,
V(Œf) =./U/2) «(**), nous avons u(xk_ x) =/(l/2), u(xk_ 2) =/[(l/2)p,..., u(xk_ ()
= /[(l/2)]'. La séquence de questions fournit k+ 1 points de la fonction u (y
compris l'origine), qui permettent une estimation économétrique de u pour
chaque sujet.
Enfin, on procède à l'estimation des fonctions de déformation, toujours à
l'aide de la méthode de l'équivalent certain. Notons que la validité de cette
estimation sera sujette à la confirmation de la linéarité de l'utilité
Fonction de déformation. Une seconde séquence de questions détermine,
pour chaque sujet, l'équivalent certain ECp des loteries Lp (0,1 —p ; 50 000, p).
Les valeurs proposées dep sont 1/10, 1/4, 1/3, 2/3, 3/4, 9/10. Puisque V(ECL) =
w(ECp) =fip) «(50 000), connaissant w, nous sommes en mesure de déterminer
m-

Protocole
Les questionnaires furent proposés à un groupe de 59 étudiants, au rythme de
deux questions par semaine (l'une appartenant à la « séquence L,- », l'autre à la
« séquence Lp »). Sur les 59, 54 ont répondu à la série complète de questions.
Parmi les 54, seules celles pour lesquelles Réponse A > Réponse C > Réponse B
permettent a priori l'estimation de/. Détaillons d'abord celles pour lesquelles
ce n'est pas le cas :
- cinq sujets attribuent au lot B un montant supérieur à celui du lot A. Ceux-
ci préfèrent le voyage en train au voyage en avion ;
- neuf sujets attribuent le même montant aux lots A, B et C. Il n'est pas
possible de distinguer si ces réponses sont motivées par le dégoût de l'avion, du

7055
Revue économique

pessimisme caractérisé par f(\/2) = 0, ou une mauvaise compréhension des


questions.
- Un sujet a donné la même réponse aux questions A et C, cette réponse étant
strictement supérieure à la réponse B. Ce dernier donna en outre,
systématiquement Xi comme équivalent certain à la loterie L,- (0, 1/2 ; *,-, 1/2), ce qui confirme,
que dans son cas }( 1/2) = 1.
Il nous reste alors 39 séries de questions a priori utilisables pour construire/,
mais seules les séries révélant une fonction u linéaire conduisent à une
construction valide. Seuls 20 sujets parmi les 39 sont effectivement caractérisés par une
fonction u linéaire1.
Le questionnaire permettant de déterminer, a priori, f(\l2) fut également
soumis à un groupe de 32 étudiants dans une autre université, afin de posséder un
élément de comparaison.

Résultats
L'estimation de fi 1/2) n'est donc valide que pour 20 des 39 sujets. La
fonction de distribution des valeurs calculées de filll), pour ces 20 sujets, a les
caractéristiques suivantes :

Plus forte valeur Plus faible valeur


Moyenne Écart type
observée observée
yu/2) 0,429 0,0689 0,550 0,294

Le principal résultat est que fi 1/2) est de manière significative inférieur à


1/2 \f0-H) = 1/2 pour trois sujets seulement. Pour éprouver la robustesse de ce
résultat, nous nous proposons de comparer l'estimation a priori de/(l/2) auprès
des 39 sujets initiaux et celle effectuée auprès des 25 autres sujets (appartenant
au groupe témoin de 32 éléments) dont les réponses respectent l'ordre :
Réponse A > Réponse C > Réponse B. La comparaison que nous menons ici n'a
de sens que dans l'optique d'un test de stabilité des réponses. En aucun cas, les
moyennes ici calculées ne doivent être retenues comme des estimations valides

Estimation Plus forte Plus faible


Moyenne Écart type
aprioridej{l/2) valeur observée valeur observée
Groupe initial 0,390 0,0145 0,666 0,125
Groupe témoin 0,389 0,0194 0,612 0,140

1. Toutefois, la linéarité de u n'est qu'une condition nécessaire à la validité de notre


hypothèse initiale. Un agent possédant une fonction d'utilité concave et une fonction de
déformation symétriquement convexe (ou vice versa) semblera à tort, au terme de notre
estimation, être caractérisé par deux fonctions linéaires. Outre qu'un tel phénomène
semble assez improbable, sa possible existence ne remet, en tout cas, pas en cause l'existence
de fonctions /différentes de la fonction identité.

1056
Jean-Pascal Gayant

Le groupe témoin montre qu'il y a stabilité des réponses. Ce constat est de


nature à consolider nos résultats.
Les fonctions de déformation des probabilités estimées des 20 sujets retenus
prennent des formes très diverses. Cela illustre la séparabilité entre l'attitude
vis-à-vis des gains et l'attitude vis-à-vis du risque (Wakker [1990]).
Les 20 sujets ont été ventilés dans huit groupes différents selon la forme de
leur fonction de déformation des probabilités (cf annexe). Seul un quart des
sujets exhibe une fonction pratiquement linéaire. La fonction de déformation de
type Quiggin apparaît de manière encore plus rare. Il faut également noter
(comme ce le fut déjà par Cohen, Jaffray et Said [1987]) que de nombreux
décideurs ne distinguent pas de manière nette les probabilités proches (par exemple
1/4 et ï/3, ou 2/3 et 3/4). Cette particularité explique l'apparition de plusieurs
points d'inflexion au sein de certaines courbes.

CONCLUSION

L'objet de cet article est de montrer que le modèle RDEU est une
généralisation opérationnelle du modèle d'espérance d'utilité.
0 Le diagramme proposé illustre de manière relativement simple le modèle.
Il est susceptible de fournir un support visuel à des applications économiques de
décision en univers risqué, et cela pour tous types de sujets.
m) D'un point de vue expérimental, il apparaît que la grande majorité des
sujets possédant une utilité marginale constante déforme les probabilités, et
selon des modalités fort diverses. Il ne fait guère de doute que des agents
possédant une fonction d'utilité concave soit eux aussi susceptibles de déformer les
probabilités. Il serait donc intéressant de pouvoir estimer simultanément les
deux fonctions. Dans ce but, une méthode d'estimation, prometteuse mais
complexe, a été mise au point de manière récente par Wakker et Deneffe [1993]. Par
ailleurs, la nécessaire distinction entre l'attitude vis-à-vis du risque et le sens de
variation de l'utilité marginale justifie les travaux, par exemple Cohen [1994],
cherchant à établir des caractérisations plus fines de la notion d'aversion au
risque.
Octobre 1994
Revue économique

ANNEXE

f(p)

0.5 0.5

0.5 -»P

cinq agents parmi vingt cinq agents parmi vingt

f(P)

0.5 0.5

—»p
1 0
quatre agents parmi vingt deux agents parmi vingt

lût
Jean-Pascal Gayant

0.5
un agent parmi vingt un agent parmi vingt

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Revue économique

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