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FAUST FAUST

La voici! ... C'est elle! ... Par le ciel ! que de grâce ... et quelle modestie!
O belle enfant, je t'aime ...
MÉPHISTOPHÉLÈS
Eh bien, aborde-la! MÉPHISTOPHÉLÈS à Faust
Eh bien?
FAUST abordant Marguerite
Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle, FAUST
Qu'on vous offre le bras pour faire le chemin? Eh bien! On me repousse!

MARGUERITE MÉPHISTOPHÉLÈS en riant


Non, monsieur! je ne suis demoiselle, ni belle, Allons ! à tes amours
Et je n'ai pas besoin qu'on me donne la main! Je le vois, cher docteur, il faut prêter secours !

L'acte II du Faust de Charles Gounod permet aux différents acteurs du drame – le docteur Faust, le
diable Méphistophélès et l’innocente Marguerite – de se rencontrer à l’occasion de cette scène dite
« de la kermesse ». Cette scène de liesse est l’occasion pour Gounod de composer une valse qui sera
par la suite adaptée au ballet et qui se popularisera dans les bals. Franz Liszt, qui vient juste
d’achever la révision de sa propre Faust-Symphonie, est un familier du sujet. Dans ce chef-d’œuvre
de la musique du XIX° siècle, la figure diabolique de Méphistophélès, « l’esprit qui chez Goethe
toujours nie », s’empare du matériau thématique du docteur Faust, pour mieux le contredire, le
moquer, le parodier ou le tourner en dérision, et ce au moyen d’une figure de prédilection : le trille,
qui imite à l’orchestre le rire de Méphistophélès, et que Liszt reprendra par la suite dans ses
différentes Méphisto-valses.

Liszt a été marqué très tôt par cette figure diabolique. Fasciné par les récitals du violoniste virtuose
Niccolò Paganini, qui tirait des sonorités tellement ahurissantes de son instrument qu’on le
soupçonnait d’avoir scellé quelque pacte avec les forces obscures, Liszt s’est ingénié sans relâche à
reproduire cette virtuosité « diabolique » sur son instrument, le piano.

Cette association du diable et du virtuose ne date pas d’hier : l’idée d’un diable musicien était
véhiculée par les ménestrels dès le Moyen-Âge, et le compositeur baroque Giuseppe Tartini
racontait avoir composé sa sonate dite des Trilles du Diable à la suite d’un rêve où il nouait un pacte
avec le démon et l’entendait jouer du violon. Virtuosité et alliance avec les forces obscures
partagent certes un point commun : elle permettent - outre de séduire la gent féminine et d’accéder
ainsi « au plaisirs du monde » - de dépasser sa condition d’être humain et d’aspirer à l’absolu.

Ainsi la figure diabolique s’est-elle superposée à celle du compositeur : en 1861, deux ans après la
création de l’opéra de Gounod, Liszt traite la Valse de son confrère comme Mephistophélès traite le
docteur Faust dans la Faust-Symphonie : changements de couleur et de caractère inattendus ;
transitions ajoutées, harmonies audacieuses, oppositions brusques ; citation du duo « Ô nuit
d’amour » qui n’apparaît pourtant, dans l’opéra, qu’à l’acte suivant. Deux forces antagonistes
s’opposent : l’une, idéaliste, tire vers le registre aigu, mais se trouve sans cesse contrariée par cette
attraction permanente vers le registre grave, tellurique et sulfureux du piano... à l’image, somme
toute, de cette réflexion du docteur Faust dans la pièce de Goethe : « Deux âmes hélas ! se partagent
en mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une, ardente d’amour, s’attache au
monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l’autre vers les
ténèbres, vers les hautes demeures de nos adieux ». Les trilles du diables ricanent ici dans tous les
registres, débouchant in fine sur de tonitruants glissandi – peu importe si les touches blanches du
piano, sur lesquelles le geste peut être exécuté, ne s’accordent pas à la tonalité du morceau !
L’atmosphère champêtre et mondaine de la valse de Gounod s’en trouve littéralement pulvérisée.
Comme l’écrira le poète Haroldo de Campos, « l’écriture du diable s’autorise tout » et le langage de
Méphistophélès, « dans sa négativité corrosive, jette le trouble sur autre chose, désacralise tout,
croyances et conventions ». Le musicologue Nigel Wilkins considérera pour sa part la paraphrase de
la Valse de Gounod comme un morceau « que seul Liszt – ou le Diable – était capable d’exécuter ».
C’est le 1er novembre 1829, avec Le Concert des sylphes extrait de la Damnation de Faust de
Berlioz que Franz Liszt découvre le compositeur français. L’écrivain hongrois Zsolt Harsanyi
imagine cette première rencontre dans sa biographie romancée du compositeur parue en 1936 sous
le titre La vie de Liszt est un roman :

« Un jour de novembre le hasard l’avait conduit à un concert du Conservatoire. Sans même un
regard sur le programme, il avait écouté, blasé, et tout à coup s’était penché en avant pour demander
le programme à son voisin. Ce morceau hardi et étrangement orchestré s’intitulait Concert des
Sylphes et avait pour auteur un dénommé Hector Berlioz dont il n’avait entendu que très vaguement
parler. Il écouta avec attention, trouvant cette musique de plus en plus intéressante et courageuse. À
la fin il applaudit très fort. Se tournant vers son voisin, un élève du Conservatoire, il demanda :
- C’est une très bonne musique. Qui est ce Berlioz ?
- Je ne le connais pas personnellement. C’est cet homme bizarre aux cheveux roux qui est là-bas
debout, au troisième rang. J’ai entendu dire que ce morceau n’est qu’un extrait d’une œuvre plus
importante.
On joua d’autres morceaux encore mais ceux-ci l’agacèrent. Il s’en alla. Ces harmonies originales et
puissantes résonnèrent longtemps dans sa tête. Il éprouvait le désir de faire la connaissance de cet
homme. Quelques jours plus tard, il apprit chez les Erard que Berlioz était le fils d’un médecin de
campagne, qu’il donnait des leçons de guitare à la pension d’Aubrée. Il avait composé une musique
d’accompagnement en huit mouvements pour le Faust de Goethe et le morceau qu’il avait entendu
en était extrait. Franci décida qu’il irait chez les Pleyel auxquels il devait de toute façon rendre
visite depuis longtemps. Il ferait la connaissance de cet homme à la musique si troublante ».

La scène que vient d’entendre le jeune Liszt sera transformée par Berlioz en 1846 en un Ballet des
Sylphes, extrait de sa Damnation de Faust qui sera dédiée… à Liszt. Il en fera en une valse aérienne
évoquant le caractère flottant et immatériel des esprits de l’air. En 1852, Liszt organisera à Weimar
une « semaine Berlioz », au cours de laquelle il programmera des extraits de La Damnation de
Faust. Et c’est au compositeur français qu’il dédiera en 1857 sa propre Faust-Symphonie.

Dans la deuxième partie de la Damnation de Faust de Berlioz, Faust demande à Méphistophélès de


l’éloigner de la triviale taverne d’Auerbach. Transporté sur les bords de l’Elbe, il est endormi par
son compagnon. Un chœur de sylphes et de gnomes accompagne son rêve, où Marguerite lui
apparaît pour la première fois. Le songe se poursuit, bercé par le « Ballet des sylphes » à
l’orchestration immatérielle. Liszt adaptera cet épisode au piano en 1860, le rebaptisant alors Danse
des sylphes. Il ne composera pas une « paraphrase » ou une « fantaisie », mais restera fidèle à la
partition originale, y ajoutant seulement une introduction et un postlude.

Imaginez cette texture évanescente, dont les cordes, nimbées de ponctuations de flûtes et
d’harmoniques de harpe, constituent l’élément principal… texture merveilleusement réinventée
grâce à la sonorité cristalline du registre aigu du piano. On entend deux flûtes et un piccolo, comme
en rêve, puis c’est la reprise, nimbée d’arpèges de harpe. Ces harpes qu’on croirait entendre de
nouveau, à l’intérieur même du piano, dans le postlude ajouté par Liszt.
[LES MOINES] L'angoisse qui m'étreint
Miserere d'une âme déjà proche arrache le souffle
du départ sans retour. à mes lèvres, les battements
Miserere d'elle, bonté divine, à mon cœur !
qu'elle ne tombe pas dans l'infernal séjour !
MANRICO (de la tour)]
[LEONORA] Ah ! que la mort maintenant
Ces sons, ces prières tarde donc à venir
solennelles, funestes, pour qui désire mourir!
emplissent l'air Adieu, adieu, Leonora, adieu !
de sombre terreur !

En 1859, Liszt compose Trois Paraphrases de concert sur des opéras de Giuseppe Verdi (Le
Trouvère, Ernani et Rigoletto). Celle inspirée du Trouvère s’attache à un épisode décisif de
l’intrigue : prisonnier d’une tour, Manrico attend son exécution et clame son amour pour Leonora,
tandis que des moines chantent le Miserere – un psaume d’affliction – à l’intérieur d’une chapelle.
Leonora entend tout : elle exprime son angoisse et son désespoir, mais avec énergie car elle est
déterminée à sauver Manrico.

Dès le début, on entend sonner le glas funèbre : une cloche chez Verdi, dont la résonance bruiteuse
est transcrite chez Liszt par ajout d’une dissonance dans l’extrême grave du piano. Alors que le
chœur sombre et solennel des moines se fait entendre à demi-voix, Leonora chante sa complainte
langoureuse. Puis c’est la réponse, consolatrice, de Manrico, résigné à accepter son destin... mais
dont l’accompagnement, à la fois dans le grave et l’aigu du piano, donnerait presque l’illusion que
notre pianiste dispose d’une troisième main ! Retour des cloches, mais dont le caractère bruiteux est
amplifié au moyen de trémolos grondant dans le grave. Conséquences funestes de ce glas funèbre :
le grondement engendre un formidable geste chromatique, absent de la partition de Verdi, mais qui
chez Liszt envahit tout le registre grave, se superposant à la fois à la complainte de Leonora et au
chœur des moines. Le pianiste, naturellement, joue tout cela à la fois ! Lorsque la voix, chaleureuse
mais résignée, de Manrico se fait de nouveau entendre, une grappe de notes dans l’aigu du piano
l’accompagne, telle une résonance fictive ayant pris matière dans les oreilles de Liszt. Cette
résonance aiguë amène une courte cadence, geste de virtuosité pianistique dont le compositeur est
coutumier. Nos deux amants se rejoignent enfin en un duo d’amour, ponctué par le chœur des
moines en toile de fond. Et c’est là que Liszt s’en donne à cœur joie, se laissant librement conduire
là où le mènent ses remarquables talents de coloriste et son amour pour la virtuosité pianistique.

Ainsi, si Liszt a conservé le matériau et la succession globale des événements du Miserere – d’où le
qualificatif de « paraphrase » –, celui-ci en ressort littéralement transcendé, transfiguré. Les
phénomènes bruiteux sont transcrits, instrumentés et même amplifiés au piano, au même titre que le
phénomène de résonance acoustique. La texture sonore, la virtuosité, et l’intérêt musical
proprement dit, font par ailleurs l’objet d’une densification progressive. Les plans sonores mis en
mouvement par les différents personnages sont très clairement dissociés les uns des autres,
restituant ainsi le caractère cinétique et spatialisé de la scène d’opéra, et ce au moyen d’un seul et
unique instrument : le piano.

[MANRICO] Tu verras que nul amour sur terre


Je paye de mon sang Ne fut plus fort que le mien
L’amour que je mis en toi ! Il vainquit le destin dans une dure guerre,
Ne m’oublie pas, Il vaincra même la mort
Ne m’oublie pas,
Adieu, adieu, Leonora ! Au prix de ma vie
  Je sauverai la tienne
[LEONORA] Ou bien, unie à toi pour toujours,
T’oublier !  T’oublier ! Je descendrai dans la tombe.
Ah, je me sens défaillir !
« Quel que soit le degré d’admiration, de sympathie ou d’approbation qu’on accorde aux œuvres
musicales de Wagner, ses antagonistes les plus déclarés, et ses détracteurs même, ne sauraient nier
les remarquables qualités d’harmonie et d’instrumentation qu’elles renferment, le grand travail, les
études appliquées dont elles font preuve, le génie de compositeur qu’elles révèlent. Chacune de ses
productions est profondément méditée, savamment élaborée. Le style en est élevé ; toute banalité en
est exclue. Les sujets en sont poétiques, et il sait en faire jaillir toute leur puissance d’émotion. Si
aujourd’hui encore ses opéras sont peu connus, si les directeurs de théâtre hésitent à les représenter, il
faut indubitablement en chercher la cause, non dans les difficultés matérielles de ses partitions : elles
seraient bientôt vaincues ! mais dans les difficultés plus réelles, qui s’allient à l’introduction de tout un
système nouveau dans l’art de la composition dramatique, celui d’entre tous, qui exige le plus
impérieusement la faveur du public, si récalcitrant à prendre de nouvelles habitudes. »

Ainsi s’exprime Franz Liszt en 1851, dans un article plus qu’élogieux sur deux opéras de Richard
Wagner, Lohengrin et Tannhaüser.

Lettre de Wagner à Liszt du 18 avril 1851 :


« Très cher Liszt, je viens de relire d’un bout à l’autre ton article imprimé ! J’aurais de la peine à te
redire l’impression profonde que ce travail d’un ami m’a laissée. J’étais redevenu froid et défiant à
l’égard de moi-même, et l’idée de devoir me remettre à un travail d’artiste n’était guère accueillie par
moi qu’avec une amère ironie. Je feuilletais ma partition de Lohengrin ; elle me dégoûta franchement,
et les éclats de rire que je poussais par-ci par-là n’avaient rien de gai. Mais tout à coup je te retrouve :
tu t’es emparé de moi, tu m’as ravi, réchauffé, enflammé, au point que j’ai fondu en larmes, et que
brusquement j’en suis revenu à ne pas connaître de plaisir supérieur à celui d’être artiste et à créer des
œuvres nouvelles. »

Cette admiration de Liszt pour Wagner, et leur projet commun d’édifier une musique de l’avenir,
expliquent le respect et la déférence que montre le premier à l’égard du second lorsqu’il adapte au
piano sa musique d’opéra, se contentant d’une transcription linéaire, et ajoutant seulement au besoin
quelques mesures d’introduction ou de conclusion. Liszt, précisons-le, a dirigé la première
mondiale de Lohengrin à Weimar en 1850, et continue de diriger l’opéra au moment où il réalise
cette transcription. Redonnons-lui la parole et laissons-le décrire la scène que vous allez entendre,
qui décrit le cortège nuptial d’Elsa vers la cathédrale au moment où elle s’apprête a épouser
Lohengrin, le chevalier au cygne.
« Elsa paraît au même balcon dont elle était descendue la nuit, et longe les galeries du palais avant de
se rendre sur la place. Derrière elle, un long cortège défile lentement sur une musique d’un caractère
doux et recueilli, admirablement appropriée à la sainte cérémonie qui va être célébrée. L’onction qui y
règne, la belle et pieuse émotion qu’elle réveille, sont d’autant mieux senties, que ce caractère suave et
gravement mouvementé, est mis en relief par le contraste des rythmes vifs et clairs qui l’ont précédé.
La Princesse s’avance, plus belle encore sous sa couronne et son manteau lamé d’argent, émue et
tremblante. L’orchestre nous dévoile tout ce qu’il y a d’amoureux et de religieux élans dans son cœur,
sans qu’il soit possible de distinguer si ce sont les uns ou les autres qui y occupent le plus de place. La
vierge sainte et passionnée en même temps, ne lève point les yeux, mais l’on devine aux accords qui
nous dépeignent les pensées qui occupent son âme, l’on devine à leur majestueux crescendo qui
conserve toujours la double teinte d’une mystique ardeur, quels brillants et quels chastes regards, sont
voilés par ses paupières ! Comment ne pas admirer les rares ressources dont dispose le musicien-
poète, en voyant de si beaux effets produits par la répartition qu’il peut établir entre les sentiments que
la musique doit nous révéler, lorsque la parole ne saurait plus le faire, et ceux que la poésie formule
sous sa brûlante empreinte, avec une précision que la musique ne pourrait leur donner !  »

Après une introduction imaginée par Liszt faisant résonner les cloches – nuptiales cette fois-ci – ,
imaginez les instruments de l’orchestre entrer les uns après les autres : tout d’abord un choral de
bois, instaurant une atmosphère religieuse, où se glisse élégamment la sonorité des cors. Un solo de
hautbois émerge, annonçant l’entrée des deux chœurs, constitués de nobles et de vassaux. Ceux-ci
se répondent, ornés d’arabesques de violon puis soutenus par les trémolos d’altos. Ils se rejoignent
enfin dans une grande exclamation, renforcée par les ponctuations de cuivres et roulements de
timbales : « Gloire à toi, ô femme pleine de vertu ! Gloire à toi, Elsa de Brabant ! ». Liszt n’a plus
alors qu’à ajouter un bref postlude pour clore cette scène dans la douceur.
À la fin de l’année 1858, Liszt fut bouleversé par la lecture du premier acte de Tristan et Isolde,
dont Wagner lui avait envoyé les épreuves. En 1867, deux ans après la création de l’opéra à
Munich, il adapta La Mort d’Isolde, ultime épisode de l’opéra.

Au moment où Liszt transcrivit La Mort d’Isolde, son amitié pour l’auteur de Tristan s’était
pourtant relâchée. La seconde fille de Liszt, Cosima, avait quitté Hans von Bülow (un célèbre chef
d’orchestre, très proche à la fois de Liszt et de Wagner, et entre autres à la baguette pour la création
de... Tristan et Isolde)… Donc la fille de Liszt, Cosima, quitte le chef d’orchestre von Bülow, pour
partir vivre avec… avec Wagner. Mais… quoi d’embêtant à cela après tout ? Franz Liszt lui-même
n’avait-il pas, plus jeune, fui Paris avec la comtesse Marie d’Agoult, une femme mariée, de haute
noblesse et mère de deux enfants ?

Soit.

En réalité, Liszt a probablement fui le caractère manipulateur, dominateur, de son futur gendre
Wagner, au point de couper totalement les ponts avec lui. Malgré cela, son admiration pour Wagner
reste intacte, comme en témoigne la transcription de cette « mort dans l’amour » d’Isolde que vous
allez entendre, et qui conserve toute la substance dramatique de la scène d’opéra au moyen de
trémolos, d’arpèges, de larges accords et de superpositions de plans sonores.

Imaginez la ligne mélodique de la soprano, le lyrisme des cordes qui l’accompagnent, les arpèges
de harpe et contrechants des vents réunis dans les dix doigts du pianiste ! La partie vocale est
progressivement noyée dans la masse orchestrale, elle ne chante plus la ligne principale, à
l’exception de quelques résurgences mélodiques. Quoi de plus sublime pour exprimer la
transfiguration, union métaphysique de l’amour et de la mort ? Le tout se terminant sur le motif
chromatique du désir qui ouvrait l’opéra avec le si célèbre « accord de Tristan ». Ce fameux
« accord de Tristan » : Wagner ne l’aurait-il pas, d’ailleurs, chipé à Liszt, et au « motif de la
passion » présent dès le début de la Faust-Symphonie ?
Puisque nous allons terminer ce concert en 1841, soit une quinzaine d’années plus tôt que les autres
pièces que vous avez pu entendre, profitons-en pour effectuer un petit retour en arrière…

En 1823, le jeune Liszt de 12 ans est déjà un pianiste reconnu. En tournée à Paris, il rencontre le
facteur de pianos Sébastien Erard, inventeur du système de double échappement qui offre une
meilleure précision dans le toucher et permet de jouer avec une plus grande vélocité. En tant
qu’artiste Erard, Liszt se produit en concert dans les salons du facteur de piano pour y faire entendre
les derniers nés de la maison, une collaboration à double effet : la renommée de Liszt retentit sur les
pianos Erard, et le jeune virtuose participe à l’évolution de la construction de ces instruments grâce
à ses requêtes renouvelées. Se mettant au service du jeune homme, Erard développe le piano dans
deux directions en apparence contradictoires : améliorer la puissance de l’instrument, afin de
remplir des salles de plus en plus grandes, et contribuer à la légèreté du mécanisme pour permettre
un jeu plus véloce.

Mais le véritable catalyseur du développement de la virtuosité lisztienne est sa découverte de


Paganini, en 1832. Dès lors, Liszt n’a plus qu’un seul objectif : transposer au piano la virtuosité du
violoniste gênois. Ainsi écrit-il à son ami Pierre Wolff, le 2 mai 1832 :

« Voici quinze jours que mon esprit et mes doigts travaillent comme deux damnés. Homère, La
Bible, Platon, Locke, Byron, Hugo, Lamartine, Chateaubriand, Beethoven, Bach, Hummel, Mozart,
Weber sont tous à l’entour de moi. Je les étudie, les médite, les dévore avec fureur ; de plus je
travaille 4 à 5 heures d’exercices (3ces, 6tes, 8taves, Trémolos, Notes répétées, Cadences, etc., etc.).
Ah ! pourvu que je ne devienne pas fou – tu retrouveras un artiste en moi ! Oui, un artiste, tel que tu
le demandes, tel qu’il en faut aujourd’hui !
« Et moi aussi je suis peintre », s’écria Michel-Ange la première fois qu’il vit un chef-d’œuvre, ...
quoique petit et pauvre, ton ami ne cesse de répéter ces paroles du grand homme depuis la dernière
représentation de Paganini ».

Paganini modèle de virtuosité, mais aussi modèle de développement d’un imaginaire : dès 1832,
Liszt travaille à la composition d’une Grande fantaisie sur la clochette de Paganini, immédiatement
suivie d’une Fantaisie sur une valse de Schubert, puis de nombreuses fantaisies ou réminiscences
sur des thèmes d’opéra… Auber, Halévy, Meyerbeer, Bellini, Rossini, Donizetti… aucun des grands
auteurs d’opéra n’est laissé de côté. Le genre de la fantaisie et de la transcription d’ouvertures
d’opéra est si important qu’il constitue, en 1841, plus de la moitié du répertoire médiatisé du
compositeur, constituant ainsi le champ référentiel du concert lisztien. Liszt ne cherche pas, au
départ, à éduquer son auditoire : il compose son programme selon la culture et la réceptivité du
public. Car le genre de la fantaisie, conforme à l’étiquette, est avant tout destiné à plaire dans la
société aristocratique des années 1830. Liszt, d’ailleurs, n’a alors pas beaucoup d’estime pour cette
partie de son œuvre qu’il qualifie de « menu fretin ». Mais derrière ce conformisme apparent se
cachent des velléités avant-gardistes.

Dès 1833, sa transcription de la Symphonie Fantastique de Berlioz agit comme un déclencheur : elle
lui permet non seulement d’explorer les possibilités de transcription d’effets purement orchestraux
au piano, mais surtout de mettre en adéquation la forme musicale et l’idée poétique. Les
réminiscences de Dom Juan de Mozart et celles – que vous allez bientôt entendre – de Norma de
Bellini en constitueront un premier aboutissement.

Les années 1835-1841 verront ainsi, par tâtonnement, s’élaborer le modèle de notre concert soliste
moderne, le récital. Le pianiste peut aller jusqu’à rivaliser avec l’orchestre au complet, comme en
témoignent les compte-rendus d’époque :

« Lors d’un concert symphonique donné par Liszt et que dirigeait Berlioz, on interpréta de ce dernier la Marche à
l’échafaud tirée de la Symphonie fantastique, morceau somptueusement orchestré, à la fin duquel Liszt se mit au
clavier et joua son propre arrangement, pour piano seul, du même mouvement, créant un effet surpassant même
celui de l’orchestre au complet et déchaînant un indescriptible délire. Cet exploit avait été dûment annoncé dans le
programme, preuve évidente de son indomptable courage. »

« Il y a trois mois, au concert Berlioz, Liszt donna pour piano et orchestre un duo, ou plutôt un duel ; et dans ce
combat d’un, contre soixante, la vaillante unité ne succombe pas ; enfin, la semaine dernière, il annonce qu’il va
jouer du piano à l’Opéra ! Jouer du piano à l’Opéra ! Transporter les sons maigres et chétifs d’un seul instrument
dans cette salle immense, dans cette salle toute retentissante encore des foudroyants effets des Huguenots,
habituée à toutes les émotions dramatiques, et que remplissent à peine les accents les plus puissants de la voix
humaine… et cela… un dimanche… devant un publique inhabile et mélangé !… quelle vigoureuse entreprise ! »

En se présentant seul sur la scène de l’Opéra... un dimanche, Liszt investit à la fois l’espace
symbolique du théâtre et celui de l’église, réunissant un public inhabituel, peu accoutumé à ce lieu
élitaire qu’est l’opéra. La virtuosité lui permet dès lors de se poser en orateur, si ce n’est en
démiurge, dynamisant les foules en déchaînant un indescriptible délire. Le modèle pianistique de
Liszt est donc non seulement celui de la voix chantée, comme c’est par exemple le cas chez Chopin,
mais aussi et surtout celui de l’éloquence, ainsi qu’en témoignera Émile Ollivier (un autre gendre de
Liszt qui n’a pas fini compositeur mais… premier ministre !).

« Je ne puis dire combien j’ai été transporté, touché, émerveillé de son jeu vraiment surnaturel ; je ne parle pas des
prodiges de l’exécution matérielle, mais de la poésie, du souffle, de l’élévation, du pathétique et de la grâce.
Souvent en l’entendant, j’éprouvais la même impression qu’en écoutant Berryer ou en lisant Mirabeau ou
Bossuet ».

En 1841, lorsque Liszt s’attaque donc à l’opéra Norma de Bellini, c’est un sommet de bravoure et
de drame qu’il promet à ses auditeurs. Composé dix ans plus tôt, Norma raconte l’histoire d’une
prêtresse gauloise qui voit s’éloigner son amant romain, Pollion, le père de ses enfants, au cœur
d’un drame héroïque et passionnel. Mais le personnage de Norma est complexe, un rôle tragique et
virtuose qui doit exprimer la passion, les blessures, mais aussi l’orgueil et la colère… et, du reste, il
s’agit d’un des rôles de soprano les plus difficiles de l’histoire de l’opéra !

En intitulant sa Grande Fantaisie Réminiscences de Norma, Liszt renouvelle le genre du pot-pourri,


qui consiste à assembler différents airs connus en une seule et même pièce ; il lui donne un contenu
poétique. La réminiscence, sorte de vision hétérogène, se construit par une accumulation de
souvenirs accompagnée de bifurcations inattendues, de coagulations étranges... Chez Platon, elle a
une visée de connaissance, d’aspiration à l’absolu.

Il est d’ailleurs ici bien question de réminiscences plutôt que d’une simple paraphrase, puisque le
compositeur sélectionne sept thèmes de l’opéra de Bellini, qu’il traite d’une manière qui lui est
propre et assemble en une Grande fantaisie. Il sélectionne à dessein les moments les plus riches de
sens, tels le duo Qual cor tradisti ? (« Quel coeur as-tu trahi »?), qui condense dans son énoncé la
relation complexe entre Norma et Pollion ; il recentre par ce processus de sélection l’action sur son
personnage principal, Norma, dont il décrit les évolutions psychologiques en faisant évoluer le
contexte expressif.

Le caractère entier de Norma, l’exaltation des personnages et la grandeur tragique du sujet lui
donnent dès lors un excellent prétexte à en faire un monument de virtuosité, un quart d’heure de
panache et de démesure : des octaves à la main droite, à la main gauche, des arpèges, des
déplacements d’accords, des intervalles en cabrioles, des ornements diaboliques, une puissance
générale qui semble dépasser le clavier ! En un quart-d’heure de réminiscences, c’est deux heures
d’opéra qu’on a l’impression d’avoir traversé. Ce n’est plus de la bravoure ou de la virtuosité, c’est
une épopée pianistique. Et du bûcher qui attend Norma pour clore le drame, il nous semble
percevoir les cendres qui frôlent encore nos oreilles à l’issue de ces réminiscences lisztiennes…
Caser ici Moysan p. 173 (photo) ou pour Faust ?]

Troisième Lettre d’un bachelier ès musique : « Dans l’espace de sept octaves, il embrasse l’étendue
d’un orchestre ; et les dix doigts d’un seul homme suffisent à rendre les harmonies produites par le
concours de cent instruments concertants. […] Le piano a donc d’une part cette puissance
assimilatrice, cette vie de tous qui se concentre en lui : et de l’autre sa vie propre, son accroissement
et son développement individuel. Il est tout à la fois, pour nous servir de l’expression d’un ancien,
microcosme et microthée, petit monde et petit dieu. »

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